CN D Magazine

#5 mars 24

Dans une ferme japonaise, le corps paysan s’allie au corps dansant

Par Christine Quoiraud

Photographies de la ferme Body Weather en 1996 et 1997, par Christine Quoiraud © Médiathèque du CN D, fonds Christine Quoiraud


Au Japon, au pied des montagnes proches de Tokyo, le village de Hakushu a vu se développer de 1985 à 2018 la ferme Body Weather : une expérience chorégraphique et agricole, fruit de la recherche collective d’une « météorologie du corps » menée depuis les années 1970 par le chorégraphe Min Tanaka et ses danseurs.

Munie de son appareil photo, Christine Quoiraud, membre de la compagnie jusqu’en 1990, a capté les instants quotidiens des débuts à la ferme. Pour le CN D magazine la chercheuse, qui a déposé ses archives à la médiathèque du CN D dans le fonds à son nom, revisite ses instantanés, témoins d’un travail de la terre qui a modelé celui de la danse.

Nous sommes en 1986, c’est notre premier printemps à la ferme. La compagnie de Tanaka Min [en japonais le nom de famille est suivi du prénom – ndlr] loue depuis quelques mois des terrains et une maison en bois traditionnelle avec un confort proche de zéro. Sur l’écriteau au-dessus de l’entrée on peut lire en japonais : la ferme Body Weather. Au rez-de-chaussée, la baie-vitrée donne sur la salle principale et, derrière la petite fenêtre à droite de l’image, c’est l’endroit du bain. À l’époque il fallait couper le bois, allumer le feu et faire chauffer l’eau… Derrière cette salle se trouvait la cuisine et à l’arrière un espace extérieur pour déjeuner devant les rizières à perte de vue. À l’étage une grande salle servait de salle de répétition pour travailler la danse et devenait notre dortoir pour la nuit. En 2019 j’y suis retournée, le propriétaire était par hasard sur les lieux : j’ai pu entrer dans le bâtiment et retrouver tous les fantômes.

Nous sommes des danseurs ; en arrivant, personne ne connaissait rien au travail de la terre, alors il a fallu tout apprendre avec l’aide des fermiers de la vallée. Lorsque le riz germe sous les serres, il faut aller le replanter au bon moment dans les rizières. Il nous est arrivé de nous réveiller à 4 heures du matin pour couper les daïkons, les radis japonais, et les faire sécher sur des fils. Rapidement nous avons eu des animaux : des chats, un chien – Kokoro, le cœur en japonais –, des ânes et jusqu’à 2 000 poules. Il y a aussi eu la période du fromage de chèvre… Tanaka Min voulait absolument me confier cette responsabilité mais, comme la plupart des non-japonais, je revenais régulièrement à Tokyo pour faire des petits boulots et gagner un peu d’argent.

Durant ces années-là, le travail à la ferme était plus conséquent que le travail de la danse à proprement parler. C’est un peu plus tard, une fois que les connaissances agricoles furent acquises, qu’on a pu organiser notre temps différemment. À un moment donné, on a bénéficié d’un dojo dans le village pour préparer notamment Le Sacre du printemps pour l’Opéra-Comique à Paris en 1990. Les journées étaient alors plus classiques : entraînement et étirements dans la matinée, travail dans les champs ensuite. On a aussi organisé chaque année des grands festivals d’été. Sur cette photo où un danseur caresse le chien, on voit une grande sculpture de bois réalisée lors de ce premier « art camp », en 1987. Tanaka Min a invité ensuite beaucoup d’artistes plasticiens à poser leurs œuvres, souvent de cette taille-là, dans le paysage.

Avant de venir travailler avec Tanaka Min, certains garçons avaient eu des petits boulots dans la construction. Frank van De Ven, travaillait lui comme charpentier en Europe. Grâce à leurs connaissances pratiques on a bâti ces poulaillers, en allant couper des arbres dans la montagne pour les transformer en planches. De la même manière, on construisait les pièces de scénographie pour l’espace Plan B à Tokyo qui accueillait nos spectacles. Avec Oguri on formait un binôme : on s’entraidait pour faire le son, la mise en page et la traduction des programmes de salle. Pour l’éclairage, il avait composé un petit jeu d’orgue qu’on pouvait transporter. C’était du bricolage mais cela nous suffisait.

Le groupe a toujours été à géométrie variable ; à cette période nous devions être une dizaine ou une quinzaine de personnes. La jeune femme qu’on voit sur deux photos est une danseuse de Yoko Ashikawa qui dirigeait le groupe Hakutobo, la compagnie du chorégraphe Tatsumi Hijikata. Après la mort de ce dernier en janvier 1986, Tanaka Min a proposé à certaines danseuses de les héberger et de continuer à pratiquer leur propre danse. Je ne saurais dire si elles sont restées des mois ou des semaines, mais leur présence était pour moi très agréable : elles amenaient un univers féminin dans un environnement très masculin.

J’ai eu un temps la charge de cet ouvrage-là : la culture de shitakés, des champignons qui poussent sur le bois. Un paysan m’avait appris comment tourner les bûches régulièrement, pour réguler la luminosité et l’humidité. J’adorais ce travail justement parce qu’il était répétitif : faire et refaire toujours le même geste dans l’atmosphère incroyable des pinèdes. Tanaka Min nous a amenés en tant qu’interprètes à penser la danse comme un « lieu » à l’intérieur du travail agricole. On avait des corps de fermiers, modelés par nos gestes : se plier vers le sol, porter, anticiper les temporalités des plantations, accélérer pour sauver la récolte en cas de tempête, ralentir lors de la pollinisation. Tout cela était un terreau pour construire une relation au monde à 360 degrés, avec un rythme humain bousculé par les impératifs du milieu et du vivant.

Tout était très collectif et nous n’avions que peu de temps libre. Par survie, j’avais des livres de poésie en français et, sans rien dire à personne, je m’arrêtais souvent à vélo dans des petits coins pour être au calme et rêvasser dans ma langue. Promener mon regard dans la ferme avec mon modeste appareil photo était aussi une manière de m’échapper. Je n’avais pas d’autre ambition que de capter la fragilité du moment et les petites beautés du monde afin de donner à mes proches une idée de ce que je vivais. Aujourd’hui ces photographies qui étaient privées sont devenues des documents. À l’heure où notre rapport aux images a entièrement changé, elles sont « le témoin d’un quotidien banal sacralisé », comme j’aime les appeler.

Propos recueillis par Léa Poiré

Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en chef adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, de l’éducation aux médias, et collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen. Elle assure depuis peu la direction éditoriale du CN D magazine.

Photographies de la ferme Body Weather par Christine Quoiraud en 1996 et 1997, issues du fonds Christine Quoiraud de la médiathèque du CN D

“Dive in, Fine in”, une recherche sur le Body Weather
Dossier de recherche de Christine Quoiraud
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“Donner la palabre”. Entretiens sur l’improvisation du Body Weather
Exposé de recherche par Christine Quoiraud
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