CN D Magazine

#2 janv 23

Santé des danseurs :
des compagnies et des chorégraphes s’engagent

Camille Casale


CARE, Compagnie 2minimum © Mélanie Perrier

La santé a longtemps été une zone d’ombre dans le monde de la danse, renvoyée à la responsabilité individuelle des danseurs, dans l’antichambre des studios. Pourtant, des initiatives existent, de la part de chorégraphes comme de compagnies qui innovent. À l’occasion de la sortie du Guide danse et santé aux éditions du CN D, Alban Richard, Mélanie Perrier et l’équipe du CCN Malandain Ballet Biarritz reviennent sur leurs approches plurielles de la santé.

Brièveté des carrières, précarité, forte concurrence, temps de création réduits : les conditions professionnelles de la danse favorisent une urgence à danser. La douleur est souvent minorée, voire perçue positivement, comme signe du travail bien fait ou d’un dépassement de soi. La crainte pour les danseurs de ne plus être distribués ou engagés peut également favoriser une attitude de défiance envers la sphère médicale, alors même que les blessures sont fréquentes.

En 2010, leur caractère récurrent a ainsi commencé à alerter le CCN Malandain Ballet Biarritz. Le nombre de danseurs blessés entraînait un risque d’annulation de spectacles et mettait par là même la structure en péril. La compagnie basque a choisi d’attaquer le problème de front en créant un pôle médical, avec une médecin du sport, un kinésithérapeute et un ostéopathe – dispositif alors inédit dans le champ de la danse en France.

« Il fallait opérer un changement des mentalités, parce que les danseurs n’étaient pas forcement d’accord pour entrer dans ce dispositif », explique Georges Tran Du Phuoc, secrétaire général du CCN Malandain Ballet Biarritz. Il relate la force des habitudes, la peur pour ces interprètes de ne plus être distribués si la douleur est dite, et le réflexe de « faire leur propre suivi médical à leur sauce ». Dans un premier temps, le pôle médical de la compagnie s’est donc concentré sur le développement d’une relation de confiance avec les danseurs et sur la guérison des blessures existantes.

Si les danseurs du CCN Malandain Ballet Biarritz ont la chance d’être en CDI, le problème de la prise en charge de la santé peut être encore plus complexe pour les intermittents – statut le plus courant dans les professions artistiques. Les interprètes sont bien souvent peu au fait de leurs droits. Mélanie Perrier, qui emploie ses danseurs sous ce régime, rappelle la nécessité « d’être très clair sur le respect des conventions. C’est navrant de devoir encore dire cela comme si c’était une victoire ». Pour la chorégraphe, fondatrice en 2011 de la compagnie 2 minimum, la santé en danse « se joue dans les méthodes de travail, dans les conditions de travail, et dans la manière de gérer une équipe, dit-elle. La santé mentale est tout aussi importante, si ce n’est plus ».

Alban Richard, directeur du CCN de Caen, qui emploie également des intermittents, la rejoint à ce sujet. « Créer les conditions de la santé de l’interprète, c’est déjà poser la notion du cadre », affirme-t-il. Au lieu d’objectiver le corps, Alban Richard comme Mélanie Perrier préfèrent fixer un cadre de travail clair, détailler les missions de chacune et de chacun, et clarifier ce qui est attendu et ce qui ne l’est pas, avec pour objectif une libération de la parole. Les journées de création de Mélanie Perrier débutent ainsi avec un « état du jour, pour partir de la réalité », ce qui lui permet d’aménager les conditions de travail selon les retours des interprètes.

Ces propositions contrastent avec les habitudes du milieu mais permettent de développer des approches fondées sur la prévention. Cette dernière consiste à « détecter, comprendre mieux la danse, comprendre mieux les rythmes », explique Jean-Baptiste Colombié, kinésithérapeute du CCN Malandain Ballet Biarritz, où elle est progressivement devenue un objectif central, une fois les résistances initiales dépassées. Deux bilans annuels sont pris en charge pour chaque interprète, afin d’évaluer ses besoins et d’élaborer des programmes de travail spécifiques. Ils comprennent des objectifs physiques, des objectifs artistiques, et les objectifs personnels des danseurs. Pour Jean-Baptiste Colombié, le but est de « faire en sorte d’avoir vingt-deux êtres en train de s’épanouir, [y compris] psychologiquement. Et en plus, il y a le bien-être social : ce sont les trois grands axes de la définition de l’OMS sur la santé ». 

Si le même objectif anime Alban Richard et Mélanie Perrier, les chemins empruntés diffèrent, reflétant les approches variées qui coexistent dans le domaine de la santé des danseurs. Les deux chorégraphes racontent l’importance du cours et de l’échauffement, souvent délaissés : « Là, il y a un changement à opérer, précise Alban Richard. Beaucoup de compagnies n’ont ni le temps ni l’argent de proposer aux danseurs une pratique d’échauffement, donc les interprètes sont livrés à eux-mêmes. » Or c’est pendant le cours que s’élaborent des outils pour « trouver les chemins les plus bienveillants pour le corps, avec comme indice de ne jamais faire mal », explique Mélanie Perrier. Pour concevoir ces outils, Alban Richard et Mélanie Perrier travaillent avec Nathalie Schulmann, spécialiste, entre autres, de l’analyse du corps dans le mouvement dansé. Pour Alban Richard, cette conception permet de « créer les conditions de la santé à l’intérieur de la pièce qu’on est en train de créer », mais aussi d’interroger la pratique, dans une invitation à la transformation et à l’observation. 

La pratique en studio se présente ainsi comme une clé pour la santé des interprètes. Au Malandain Ballet Biarritz, l’équipe médicale y est aussi présente, afin de comprendre finement le geste dansé et de développer des outils, « car c’est là que tout se fait, que tout se déclare, que tout se joue », explique Jean-Baptiste Colombié, qui participe même au cours du matin.

Les approches d’Alban Richard, de Mélanie Perrier et du Malandain Ballet Biarritz témoignent d’un changement des mentalités en France, où la souffrance, les blessures et le mal-être – autrefois présentés comme un prix à payer – sont de moins en moins acceptés. La prise en charge de ces questions par les compagnies et par les chorégraphes souligne aussi un changement de fond : la responsabilité en matière de santé, autrefois laissée aux danseurs, est désormais envisagée comme collective.

Les interprètes relatent volontiers les effets positifs de ces propositions. Pour Laurie Giordano, danseuse pour Alban Richard et Mélanie Perrier, par exemple, ce travail lui a permis « d’être plus efficace en se faisant le moins mal possible ». Si ces transformations restent minoritaires en raison de leur coût économique et des réticences du milieu, elles invitent à un retour sur les pratiques en studio et les conditions structurelles du métier – afin que la santé puisse pleinement exister, au cœur même de l’acte de création.

Guide danse et santé
CN D éditions - Hors collection
88 pages
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Disponible en version imprimée auprès des Ressources professionnelles