#10 octobre 25
De la débrouille à l’institution :
quel avenir pour le hip-hop ?
Rossana Di Vincenzo
Camping Pantin 2024, CND Centre national de la danse © Marc Domage
Depuis son arrivée en France dans les années 1980, le mouvement hip-hop s’est développé en marge des institutions culturelles. Désormais incontournable de la culture populaire et des scènes contemporaine, le hip-hop compte de plus en plus d’adeptes. Et sa transmission, longtemps restée informelle, se structure, redéfinissant les parcours des danseurs. Face à ces évolutions, comment les pédagogues se positionnent-ils, entre désir de reconnaissance et peur de la récupération ?
Le hip-hop une “culture tout terrain”, qui se rend indispensable partout ? C'est l'avis de Bouzid Ait Atmane, chorégraphe et membre de FAIR-E, collectif à la tête du Centre chorégraphique national (CCN) de Rennes et de Bretagne. « Je suis très heureux d’avoir vu autant de hip-hop aux Jeux Olympiques 2024, aussi bien dans les épreuves que les shows intermédiaires, avec autant de courants et de genres différents représentés. Si on prend la cérémonie d’ouverture et qu’on enlève la danse, il reste quoi ? »
Lorsqu’on l’interroge sur l’importance de la danse hip-hop dans le paysage culturel français, Bouzid Ait Atmane ne cache pas son enthousiasme. À 38 ans, le lockeur qui découvre la danse devant les clips de rap américains des années 1990 l'admet : jamais les danses urbaines n’ont été aussi populaires qu’en 2025. Mais d’où viennent ces danseurs et danseuses ? Quelle est leur formation ? Et surtout, comment évoluent-ils dans un milieu encore très académique ?
Nés sur les trottoirs du Bronx dans les années 1970 et arrivés en France au début des années 1980, le hip-hop et les différentes formes de danse qui en découlent ont longtemps été relégués à des « espaces informels ». Terrain vague de La Chapelle, Canopée des Halles, parvis de la Défense, boîte de nuit Le Globo ou MJC de la Grange aux Belles, pour ne citer que quelques spots franciliens historiques : durant plus de trente ans, breakeurs et autres adeptes de danses debout (new style, locking, popping, waacking, etc.) doivent se débrouiller pour pouvoir pratiquer et affiner leur style, la danse hip-hop restant cantonnée au budget social des mairies et absente des conservatoires.
Un apprentissage en autodidaxie totale, sous la houlette d’un mentor ou d’un crew, qui n’est plus la norme aujourd’hui. Avec des cours dans quasiment chacune des 36 000 communes françaises, trois des dix-neuf CCN dirigés par des artistes issus de la cette même scène (Collectif FAIR-E à Rennes, Moncef Zebiri et Le Block à Rillieux-la-Pape et Fouad Boussouf au Phare, au Havre), sept formations professionnalisantes spécialisées (Adage et Rêvolution à Bordeaux, La Manufacture à Aurillac, Impact School Danse Urbaine à Châlon-sur-Saône, Epsedanse à Montpellier, Juste Debout School et Kim Kan à Paris) et des parcours d’enseignement au sein des ministères de l’Éducation nationale et de la Culture (dans le cadre des Pôles de Ressources pour l’Éducation Artistique et Culturelle) ces quinze dernières années, la danse hip-hop a creusé son sillon.
CCRNB © Jérémie Brudieux
Là où la formation s’institutionalise, les pédagogues s’évertuent à transmettre les valeurs fondatrices et l’histoire du mouvement, en valorisant le ressenti des pratiquants. C’est ce qu’explique Iffra Dia, 57 ans, danseur pionnier, ancien de la compagnie Black Blanc Beur et membre de FAIR-E : « Dans le champ des danses classiques ou du jazz, l’enseignement tel que je l’ai expérimenté au départ était très académique. Il laissait moins de place à l’individu. C’est la pédagogie du modèle : le professeur transmet sa technique et voilà. En hip-hop, on privilégie le partage, la transmission de pair à pair, l’esprit de famille. Le groupe a toute son importance. »
Qu’il s’agisse de masterclass ou d’ateliers dans le cadre de parcours d’éducation artistique et culturelle, Iffra Dia, privilégie « la singularité de chaque élève » pour mieux « rentrer dans la danse ». « Ce sont des valeurs inhérentes à la pratique : le respect, l’empathie, la bienveillance, le sens de l’engagement et de l’initiative ; favoriser la coopération, la transmission, l’expression corporelle, l’estime de soi et des autres. On entend développer le pouvoir de création de chacun, en construisant un langage qui part de chaque élève et va au-delà du champ technique. »
Issue de tous les milieux sociaux, de tous les pays et de tous les parcours (informels, académiques ou hybrides), cette nouvelle génération de danseurs et danseuses hip-hop formés en France, à l’image de cette culture présente désormais partout (musique, danse, cinéma, télévision ou séries), affirme désormais son style, aussi bien dans des cadres institutionnels (compagnies, conservatoires, théâtres, écoles, etc.) que dans des cercles plus underground (trainings, cercles, soirées, jams ou shows).
Là où le battle était un passage obligé dans une carrière il y a trente ans, les artistes d’aujourd’hui embrassent des parcours aux multiples facettes, comme l’analyse Philippe « Physs » Almeida, danseur, chorégraphe et pédagogue renommé, co-fondateur de la formation « Passeur Culturel en danses urbaines » (aux côtés de Camille Thomas) du Centre de formation danse de Cergy : « Un passeur culturel est à la fois compétiteur, chorégraphe, organisateur, grand frère, grande sœur, amateur de la culture. C’est cette ouverture-là que l’on propose aux stagiaires. »
Malgré une popularité sans précédent et un nombre croissant de pratiquants, tous reconnaissent que le rapport à l’institution est encore complexe. Nécessité de se structurer et récupération (comme l’ont prouvé les polémiques autour du diplôme d’État ou l’incursion du Break au Jeux olympiques de Paris), pédagogie, formation, reconversion, les questions autour de la reconnaissance de la danse hip-hop comme art à part entière restent nombreuses.
« La danse fait partie des arts les moins considérés par l’institution : il y a 19 Centres chorégraphiques nationaux, ce qui est génial, mais c’est deux fois moins qu’en théâtre. Et dans ce contexte, la méfiance envers les danses hip-hop persiste. On n’a pas encore les moyens de montrer ce que peut la danse en matière d’utilité, d’intérêt, de vecteur de passion, de santé mentale et d’émancipation. Avec FAIR-E, notre but est de valoriser ces danses de la marge. Nous préférons d’ailleurs parler de culture invisibilisée dans l’institution. Cette formulation a le mérite de poser des questions claires et de permettre un dialogue », avance Bouzid Aït Atmane.
Philippe « Physs » Almeida va même plus loin : « Il y a un besoin réel de structuration en France, car la débrouille a toujours fait partie de notre paysage. Cet intérêt de l’institution prend la forme aujourd’hui d’une récupération pour certains du milieu. Il ne faut pas imposer par le haut, mais s’adapter avec ce qui existe déjà. Et c’est à nous, acteurs de notre communauté, de le faire. On doit valoriser nos compétences, nos savoir-faire et nos savoir-être. »
Journaliste culturelle et critique indépendante, Rossana Di Vincenzo écrit sur l’humour et la danse hip-hop, elle collabore notamment avec Télérama.
Colloque international Faire connaissances : les danses hip-hop, terrains de recherche et d’invention
du 4 au 6 décembre
à La VilletteFreestyle Villette
Nouveau lieu, ouvert depuis le 4 octobre
à La VilletteWarm Up Feel In Vogue
Le 12 octobre et le 15 novembre
à Freestyle VilletteIsabelle Calabre
Moi aussi je danse le Hip-Hop
Editions Caraibeditions, 2024
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