CN D Magazine

#10 octobre 25

Christian Rizzo : 
« Le chorégraphique n’est pas réservé aux chorégraphes »

Wilson Le Personnic

Syndrome Ian, Christian Rizzo © National Taichung Theater


À l’heure où les institutions culturelles cherchent à se réinventer sous la pression des crises culturelles, politiques et économiques, Christian Rizzo livre le bilan de ses dix années passées à la direction du Centre chorégraphique national (CCN) de Montpellier. Une décennie pour repenser le rôle de l’institution, élargir les définitions de la danse, et maintenir une exigence artistique face à un monde en transformation.

Que retenez-vous de ces dix années à la tête du CCN ?

Christian Rizzo : Assumer la direction d’un Centre chorégraphique national représente un basculement considérable lorsqu’on a, comme moi, un parcours de chorégraphe au sein d’une compagnie. On arrive avec un projet écrit, mais c’est en l’éprouvant qu’il devient vivant. Dès le départ, j’ai souhaité que le CCN, que j’ai renommé ICI, pour Institut Chorégraphique International, soit un lieu d’interrogation plutôt que d’affirmation. Le projet s’est structuré autour d’une question fondatrice : qu’est-ce que le chorégraphique ? Où se loge-t-il ? J’ai considéré le chorégraphique comme un champ élargi, sans hiérarchie entre les formes ou les savoirs, en créant des croisements entre artistes, publics, territoires. Ces dix années ont renforcé mes convictions sur la nécessité de penser les savoirs de manière horizontale et de donner à chacune et chacun un accès à la réflexion chorégraphique, quel que soit son point d’entrée. 

Quelles évolutions avez-vous observées dans le paysage chorégraphique ? 

C.R. : Je ne sais pas si le paysage chorégraphique a changé ou s’il poursuit sa mutation constante. J’ai constaté une polarisation grandissante : d’un côté, des projets très rassembleurs, de nature événementielle ; de l’autre, des formes plus expérimentales, parfois marginales ou discrètes, mais puissantes, politiquement et esthétiquement. Beaucoup de questions sociétales sont venues nourrir les pratiques ; et avec elles, la nécessité de produire des formes spectaculaires ou plastiques. Le flot de propositions s’est également intensifié, parfois au point de perdre en lisibilité. Face à la densité de projets, il faut ralentir, prendre le temps de regarder. Mon désir, au CCN, a été d’accueillir ces mutations et de rester perméable aux changements, sans jamais compromettre l’ossature du projet. Cela suppose d’ouvrir de nouveaux espaces, de relayer des voix, de faire circuler des esthétiques sans créer de hiérarchie. Être à l’écoute du monde, oui, mais sans perdre de vue ce qu’on cherche. 

miramar, Christian Rizzo © Marc Domage

Le modèle des CCN correspond-il encore aux réalités de la création ?

C.R. : Au-delà de la question de la pertinence du modèle des CCN, je me demande s’ils ont réellement les moyens de répondre à la complexité du champ chorégraphique actuel. Chaque CCN partage des missions de base, mais ce sont les singularités des projets des équipes en place qui les font vivre. Celui que j’ai mené à Montpellier répondait, je crois, aux défis du champ : accompagner l’émergence comme la continuité de parcours, accueillir des démarches diverses, faire dialoguer territoires, esthétiques et enjeux de société. Mais pour le faire exister pleinement, j’ai dû mobiliser des ressources propres très conséquentes, issues de mes tournées, pour financer la programmation, les expositions, certaines résidences et les ateliers de pratique. Cela interroge le rapport entre les ambitions portées et les moyens alloués. Ce n’est pas qu’une question d’argent, mais de cohérence : si l’on exige beaucoup d’un CCN, il faut aussi lui en donner les moyens, ou repenser ce qu’on attend de lui.

Le modèle de la co-direction s’installe progressivement, comme à Rennes, Marseille, Grenoble, Orléans et bientôt Montpellier. Ce format vous semble-t-il plus adapté à la diversité des missions assignées à ces structures ?

C.R. : La co-direction n’est pas nouvelle dans les CCN : il y a toujours eu des binômes à la tête des structures, même si un seul nom apparaissait. Il y a toujours eu un ou une « numéro deux », une équipe avec laquelle on partage les décisions. Ce qui change, c’est la reconnaissance explicite du collectif comme modèle. Je ne sais pas si c’est un choix politique ou une réponse à l’épuisement des figures uniques. Ce modèle allège sans doute la charge symbolique pesant sur une seule personne, mais il ne faut pas oublier que diriger un lieu, c’est avant tout un travail d’équipe. Pour moi, une direction, ce n’est pas « prendre une direction », c’est en donner une. Qu’elle soit portée par une ou plusieurs voix importe moins que ce qu’elle permet de construire ensemble, dans la durée.

Comment voyez-vous l’avenir des CCN face aux crises actuelles ?

C.R. : L’avenir des CCN dépendra avant tout des projets qu’ils accueillent. Une institution, sans projet prospectif et vivant, n’est rien. Ce sont les idées, les artistes, les dynamiques portées qui donnent sens à une structure. Encore faut-il que les moyens suivent. On ne peut pas exiger de l’ambition et des résultats sans donner les conditions nécessaires à leur mise en œuvre. Trop souvent, on sélectionne un projet ambitieux sans lui donner les ressources nécessaires, ce qui mène à l’épuisement ou à des coquilles vides. Pour que ces lieux restent vivants, il faut un alignement entre missions, moyens et volonté politique. Pour moi, la responsabilité est partagée : les partenaires publics doivent assumer leur choix et s’y engager. On ne peut pas valoriser la culture dans les discours et en même temps affaiblir ses conditions d’existence. Le risque, c’est de produire des lieux culturels sans art. On a pu voir ces derniers mois des écoles fermer, des budgets coupés, des lieux privés de programmation. Aujourd’hui, je crois que la question dépasse celle des CCN : c’est la place de l’art au sein des politiques culturelles qui est en jeu.

Christian Rizzo, à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête. © Marc Domage

En dix ans à la tête du CCN, vous avez côtoyé une génération d’artistes en devenir. Comment les préoccupations des jeunes chorégraphes ont-elles évoluées ?

C.R. : Ces dernières années, j’ai vu émerger une génération d’artistes profondément marquée par les enjeux politiques. Certains ont su en tirer une écriture chorégraphique singulière, d’autres se sont parfois laissés submerger par des sujets, au détriment de la forme. exerce est aujourd’hui le seul master en France spécifiquement dédié à la recherche chorégraphique. Nous avons créé un espace de recherche, d’expérimentation et, surtout, de sécurité. Des artistes issus de contextes difficiles, en conflit, où leur pratique est entravée pour des raisons politiques et culturelles, y ont trouvé une possibilité de travail et de parole. L’enjeu, pour moi, était de permettre l’émergence, l’écriture et le partage d’une pensée chorégraphique. C’est cette fonction que doit continuer d’assumer une maison chorégraphique, et qu’il faut continuer à défendre.

Vous êtes un des premiers chorégraphes à venir des arts plastiques, du stylisme, de la musique, une transversalité devenue courante dans la jeune création. Quel regard portez-vous sur la place croissante du pluridisciplinaire dans les CCN ?

C.R. : Ces dernières années m’ont confirmé que le chorégraphique n’est pas réservé aux chorégraphes. Des artistes visuels, du son ou de la performance portent parfois un travail du mouvement, de l’espace ou du regard qui est éminemment chorégraphique. D’un côté, des formes pluridisciplinaires ou post-disciplinaires continuent d’exister et de s’inventer. De l’autre, des projets revendiquent à nouveau une inscription claire dans une discipline, qu’elle soit chorégraphique, musicale ou plastique. Cette tension me semble féconde. C’est un vrai enjeu : élargir la définition du geste chorégraphique sans la diluer. Ce sont ces formes hybrides, indisciplinées parfois, que les CCN doivent être capables d’accueillir, car elles interrogent ce que peut encore être un geste chorégraphique aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’ouvrir pour ouvrir, mais de reconnaître que la danse, aujourd’hui, circule à travers d’autres médiums et langages. Ce déplacement peut être exigeant, mais il est nécessaire si l’on veut rester en prise avec ce qui se développe aujourd’hui.

Wilson Le Personnic est rédacteur indépendant et travailleur de l’art. Il collabore étroitement avec des artistes du champ chorégraphique, en accompagnant leurs processus ou en documentant leurs démarches. Il développe également une activité d’écriture pour des médias, des institutions culturelles et des projets artistiques, à travers des textes critiques, éditoriaux et de médiation.

à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête.
Chorégraphie : Christian Rizzo
du 6 au 9 novembre
à la MC93
dans le cadre de plan D

à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête.
Chorégraphie : Christian Rizzo
du 13 au 15 novembre
au Théâtre National de Bretagne, Rennes

Quelque chose suit son cours…
Christian Rizzo

Une année d’entretiens avec Marie-Thérèse Champesme
Editions CND, 2010
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Association des centres chorégraphiques nationaux (ACCN)
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