CN D Magazine

#10 octobre 25

Les métamorphoses de François Chaignaud,
une écologie de la création 

Aïnhoa Jean-Calmettes

François Chaignaud & Marie-Pierre Brébant, Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum © Anna Van Waeg


Depuis le milieu des années 2000, François Chaignaud s’est imposé comme un artiste majeur des scènes contemporaines, en nourrissant ses spectacles chorégraphiques et musicaux de diverses collaborations. Celles et ceux qui ont travaillé avec lui dressent le portrait d’un personnage en réinvention permanente qui, à travers son écologie de la création et des relations, contredit le mythe de génie artistique solitaire et tout puissant.

« Qu’est-ce qu’il va encore nous inventer ? » Cette phrase, prononcée avant les spectacles de François Chaignaud dans un mélange d’appréhension, de curiosité et de joie, Romain Brau l’a entendue un milliard de fois. Le designer et fidèle complice s’en délecte. Voyage dans le temps et l’espace, chaque création est l’occasion pour le danseur-chanteur de déployer une dimension esthétique différente, comme une nouvelle version de lui-même.

Dans Último helecho (2025) – conçu avec Nina Laisné et Nadia Larcher –, il traverse les folklores argentin et péruvien, tout en cambrure, ports de bras et de tête arqués, virevoltant tel un génie mi-dieu, mi-arbre. Il devient aussi or et marbre en duo avec le maître japonais du butō Akaji Maro, homme-écriture prêtant sa voix aux compositions médiévales d’Hildegarde von Bingen avec la claveciniste Marie-Pierre Brébant, ou Sylphide chrysalide en combinaison intégrale de latex. 

Romain Brau n’est pas le seul à s’émerveiller de la puissance métamorphique du chorégraphe pour lequel il conçoit moins des costumes que des « provocateurs de danse », et ce depuis leur première rencontre – une histoire comme on n’en fait pas mille, scellée par le prêt d’un manteau en plumes d’autruche. C’était en 2012, à l’occasion de la tournée de Sous l’ombrelle – une revue imaginée avec Monsieur K – et simultanément de (M)imosa – contre-histoire spéculative de la danse créée avec les chorégraphes Cecilia Bengolea, Trajal Harrell et Marlene Monteiro Freitas.

C’était il y a plus de dix ans. Si François Chaignaud se défendrait sûrement de toute intention programmatique, les principes de son art n’en étaient pas moins déjà tous là, ou presque : l’importance de la rencontre, le plaisir de créer à plusieurs, les réflexions sur le répertoire et les frontières de la danse, les dialogues avec une pluralité de traditions et d’héritages chorégraphiques, les excursions, nécessaires, vers le monde moins normé du cabaret, le chant, et enfin la foi inébranlable en la dimension inventable de nos corps. Il y avait là des potentiels subversifs autrement plus conséquents que ceux prêtés à Pâquerette (2008), quatuor pour deux danseurs et deux godemichets, qui lui valut une étiquette sulfureuse difficile à arracher. 

Que la quasi-totalité des pièces de François Chaignaud soit le fruit de rencontres n’a rien d’anecdotique. Coup de butoir contre le mortifère mythe de l’artiste démiurge, solitaire et tout puissant, le principe est politique. Doublement : réaffirmer que l’altérité nous enrichit en nous transformant n’a rien d’anecdotique par les temps qui courent. 

François Chaignaud & Cecilia Bengolea, Sylphides © Alain Monot

C’est encore Geoffroy Jourdain qui en parle le mieux. Directeur artistique de l’ensemble Les Cris de Paris, il a créé avec le chorégraphe plus qu’une pièce : une véritable « utopie communautaire ». « Là où certaines collaborations sont seulement des additions ou des juxtapositions de compétences, le processus de “Tumulus” a été une expérience d’hybridation. Dans l’échange collectif, tout le monde s’est métamorphosé, a fait des bonds dans sa pratique. Les puissances de chacun et les possibles du groupe se sont formidablement enrichis. »

En deux ans, des danseurs sont devenus chanteurs, et vice versa, au point qu’il est presque impossible de distinguer qui est qui, dans leur ronde infinie. Romain Brau ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque l’immense sensation de liberté que lui procure son travail avec François Chaignaud : « On ne cesse de s’emmener plus loin l’un et l’autre dans ce que nous sommes capables de faire. » 

Refuser l’idée que nous sommes des êtres finis, faire sentir, par la danse, que l’on peut être plus qu’une seule chose : lorsqu’il n’en fait pas l’expérience dans ses dialogues avec d’autres, François Chaignaud poursuit cette quête dans une pratique quotidienne, où l’effort sportif permet aux contours du corps de devenir un peu plus extensibles.

Deuxième coup de butoir contre le mythe du grand artiste inspiré : le danseur travaille et il aime ça. Acolyte des premiers jours, Cecilia Bengolea se souvient du temps de Pâquerette (2008), une époque par ailleurs marquée par leur engagement dans les luttes des travailleuses et travailleurs du sexe. « On adorait passer des heures au studio. On écoutait de la musique, discutait, rigolait jusqu’à perdre la notion de l’heure et du jour. On avait 25 ans, mais il est toujours comme ça, il n’a pas changé ! Il est comme un moine, il vit au studio (rires). » 

Francois Chaignaud & Theo Mercier, Radio Vinci Park © Erwan Fichou

Pour décembre 2025, ils reprennent ensemble Sylphides (2009) en version XXL, pour six interprètes au Grand Palais. Ce n’est pas la première fois que les collaborations qui font le sel de ce parcours et les pièces qui l’ont marqué se prolongent en se métamorphosant elles aussi. Poursuivant leur route chacun de leur côté, les œuvres de Chaignaud et de Bengolea ont longtemps continué à entrer en écho. Après In Abstentia (2022), version in situ, et sa comète cabaret, repensée en Revue des tumerels, Tumulus en est à sa troisième résurrection. Radio Vinci Park (créé en 2016 avec le plasticien Théo Mercier) poursuit aussi sa seconde existence.

Et c’est un troisième coup de butoir, lancé contre le mythe du grand artiste novateur, perpétuellement en rupture. Dans un monde où il faudrait toujours plus de neuf à consommer, François Chaignaud trouve des chemins pour rester en dialogue avec les héritages, aussi pesant soient-ils (danse classique dans Pâquerette, postmodern américain et Judson Church dans (M)imosa), et réactualise ses propres œuvres. Dans son écosystème de relations, il dessine les contours d’une écologie de l’art bien plus enthousiasmante que celle qui se borne aux calculs d’émissions carbone. 

Aïnhoa Jean-Calmettes est journaliste culture & idées. Rédactrice en chef du magazine Mouvement de 2014 à 2023, elle continue d’y coordonner les rubriques « Sortir du XXe siècle » et « Après la nature ». Elle poursuit ses réflexions sur les croisements entre création contemporaine et sciences humaines par l’écriture de textes critiques, d’articles d’analyse et d’enquêtes sur le milieu artistique. Elle collabore avec de nombreuses institutions culturelles et modère régulièrement des rencontres.

Portrait François Chaignaud
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

Radio Vinci Park (Reloaded) 
Chorégraphie : François Chaignaud
Mise en scène : Théo Mercier
du 18 au 20 octobre 
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025 

Romances incirertos, un autre Orlando 
Chorégraphie : François Chaignaud
Mise en scène : Nina Laisné
du 4 au 7 novembre
au Théâtre de la Cité internationale 
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

Mirlitons
Chorégraphie : Aymeric Hainaux et François Chaignaud
du 12 au 16 novembre
à Chaillot - Théâtre national de la danse 
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

GOLD SHOWER
Chorégraphie : François Chaignaud et Akaji Maro
du 21 au 23 novembre
à Maison de la musique de Nanterre
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

Ùltimo helecho 
Chorégraphie : François Chaignaud
Mise en scène : Nina Laisné 
du 28 au 30 novembre
au Théâtre de la Ville
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum
Chorégraphie : François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant
du 11 au 14 décembre 
à la MC93 - Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

Sylphides
Chorégraphie : Cecilia Bengolea et François Chaignaud 
du 17 au 18 décembre
au Grand Palais
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025

Revue des Tumerels
Chorégraphie : François Chaignaud et Geoffroy Jourdain 
le 20 décembre
au Grand Palais
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 2025