CN D Magazine

#8 février 25

De la postmodern dance au nihon-buyō, Yasuko Yokoshi envoie valser les catégories

Laura Cappelle

Yasuko Yokoshi à la Nezu Dance School de Tokyo


Après quarante ans à New York, la chorégraphe Yasuko Yokoshi a opéré un tournant radical : de retour au Japon, elle s’est plongée dans une forme chorégraphique qui a traversé presque intacte des siècles d’histoire, le nihon-buyō. Loin de l’individualité rebelle de la scène postmoderne, elle y a trouvé une autre manière de se mettre au service de la danse – et fait aujourd’hui le lien entre les deux.

En 2015, Yasuko Yokoshi est au sommet de sa carrière américaine. Couronnée de prix et résidences prestigieuses, célébrée par le New York Times pour son « imagination audacieuse et singulière », cette héritière de la postmodern dance souffre pourtant de la pression implicite des programmateurs : « créer toujours plus, et plus grand », « faire des compromis pour avoir plus de valeur sur le marché ». « Sauf que mon travail devenait au contraire moins bon à mes yeux », se souvient-elle aujourd’hui.

Elle choisit alors la rupture sèche. Yokoshi rentre dans son Japon natal, qu’elle avait quitté en 1981, et se jette à corps perdu dans un monde très différent de celui qu’elle laisse derrière elle : celui du nihon-buyō, le style de danse japonais des pièces de théâtre kabuki, dont les origines remontent au XVIIème siècle. Loin de la course au succès, elle cherche contre toute attente à « devenir personne » et à « apprendre, sans attentes ».

Aujourd’hui installée à Kyoto, Yokoshi navigue avec une aisance déconcertante entre les tatamis des studios de nihon-buyō et le milieu de la danse expérimentale. « On m’a souvent dit que je revenais aux traditions de mon pays d’origine, mais pour moi, il ne s’agissait que de nouvelles chorégraphies, explique-t-elle. Je suis tombée amoureuse de certains artistes de nihon-buyō, comme de Trisha Brown par le passé. »

Bell, Yasuko Yokoshi ©Ian Douglas

Sa jeunesse près d’Hiroshima ne la prédestinait pourtant à aucune de ces deux voies. Fille de deux enseignants, Yokoshi apprend la danse classique pendant quelques années avant de commencer des études pour devenir secrétaire bilingue, à une époque où les opportunités pour les femmes sont « limitées ». Pour parfaire encore son anglais, ses parents l’envoient ensuite dans une faculté du Massachussetts, où elle est la seule étudiante japonaise.

Par hasard, sa tutrice l’aiguille vers l’offre de cours de danse pour gagner quelques crédits universitaires supplémentaires. Yokoshi découvre un nouveau monde : la danse pieds nus, « très étrange pour moi » se souvient-elle en riant, Martha Graham, Merce Cunningham, puis la chorégraphie par le biais de David Gordon, ancien du Judson Dance Theater.

Yokoshi découvre avec lui la philosophie de la postmodern dance, qui comprend le refus de la virtuosité chorégraphique : « David parlait beaucoup de tout ce qui était en trop dans le mouvement. » Un jour, ce dernier demande au groupe d’inventer une minute de danse « sans aucun geste ». Yokoshi est perplexe : « J’ai donc fait du kendo, l’art martial que j’avais appris dans ma jeunesse. Je me suis mise à hurler à courir comme si je me battais. »

Animée par le désir de créer ses propres pièces, elle prend le chemin de New York. « Je voulais apprendre à connaître le milieu, donc j’ai enchaîné les auditions, décrit-elle. Vers 1986, il n’y avait pas beaucoup de danseurs japonais là-bas, donc on me donnait le rôle de “l’Asiatique”. Ma première audition était pour un rôle d’Inuit… » Son expérience d’immigrante informe rapidement ses créations, traversant des questions de genre et d’identité culturelle. « Je ne pouvais pas être juste un corps par défaut, comme les danseurs blancs. J’ai toujours eu conscience de mon corps féminin et asiatique. »

Paradoxalement, Yokoshi est également de plus en plus considérée comme une étrangère au Japon. « J’étais devenue beaucoup trop américaine pour mes parents, leur fille avait disparu, dit-elle. Le fait que je sois partie là-bas, pour eux qui venaient d’Hiroshima et avaient vécu la guerre, c’était très compliqué. »

Lynch (a play), Yasuko Yokoshi © Ryo Yoshimi, avec Kyoto Experiment

C’est lors d’un séjour prolongé dans son pays natal, en 2003, qu’une amie lui propose de prendre des cours de nihon-buyō. L’idée n’avait rien d’anodin : au Japon, l’enseignement des formes scéniques traditionnelles (kabuki et nô) se fait principalement en vase clos, au sein de familles d’artistes qui transmettent ces techniques de génération en génération.

Le parcours de Yokoshi détonne dans cet univers. « Avec la technique de release que j’avais apprise, j’arrivais à copier le mouvement sans que le style ne soit évident. Ça a vraiment énervé la professeure. Elle disait : “Mais comment ? Cette gaijin [étrangère] des États-Unis !” », se souvient Yokoshi.

Cette dernière trouve pourtant cette nouvelle pratique « ennuyeuse », jusqu’à ce que l’enseignante lui fasse la démonstration d’une danse du répertoire intitulée « Kishi-no-Yanagi », inspirée d’une geisha qui attend son amant. « Je l’ai vue se transformer devant moi en une femme de 30 ans, alors qu’elle en avait plus de 70. Je trouvais l’histoire idiote, mais j’ai immédiatement voulu apprendre à faire ça. »

Pendant des années, Yokoshi prend des cours de manière ponctuelle, lors de ses passages au Japon. En 2015, son retour définitif lui permet une réelle immersion dans un monde très éloigné de la postmodern dance. Là où celle-ci favorise l’individualité de l’artiste, le nihon-buyō exige le mimétisme : « Ton maître est ton manuel. Tu observes et tu recopies ses gestes, comme un miroir, de manière très précise, sans poser de questions. » L’œuvre, explique-t-elle, est plus importante que l’interprète, et se transmet à l’identique, malgré les années qui passent. « Par respect, on ne peut ni la détruire ni la changer. Un jour, j’étais fatiguée, et ma maître m’a demandé d’arrêter en me disant : “J’ai vraiment mal pour la chorégraphie.” »

Si Yokoshi a créé plusieurs spectacles inspirés directement de son expérience du nihon-buyō, elle n’a pas abandonné pour autant son penchant expérimental : en octobre dernier, elle a présenté au festival Kyoto Experiment, Lynch (a play), une performance mélangeant gestes et fragments de texte. Aujourd’hui, elle conjugue ses deux voies d’expression sans hiérarchie, et milite pour que les danseurs contemporains japonais aient accès à des cours de nihon-buyō. S’ils le souhaitent. Devenir « personne », dans son cas, l’a transformée. « Le fait que la performance ne soit pas centrée sur l’individu, c’est une grande liberté, suggère-t-elle. Ce n’est pas moi le sujet ; c’est la danse. »

Laura Cappelle est une journaliste et chercheuse basée à Paris. Professeure associée à l’université Sorbonne Nouvelle, elle a dirigé l’ouvrage collectif Nouvelle Histoire de la danse en Occident (Seuil, 2020) qu’elle a adapté en BD sous le titre Une histoire dessinée de la danse (Seuil, 2024) avec l’illustrateur Thomas Guibert. Elle est également l’autrice de Créer des ballets au XXIe siècle (CNRS Éditions). Critique de danse du Financial Times à Paris depuis 2010, elle tient également une rubrique sur le théâtre français dans le New York Times et est conseillère éditoriale de CN D magazine.

Ce reportage a été réalisé dans le cadre du programme Critics in Residence @Kyoto Experiment 2024, organisé par la Délégation de l’Union européenne au Japon, piloté par l’Institut-Goethe de Tokyo.

Lynch(a play)
Chorégraphie : Yasuko Yokoshi
présenté dans le cadre de Kyoto Experiment 2024
le festival Kyoto Experiment a reçu le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels