CN D Magazine

#8 février 25

Merce Cunningham sur la voie du zen

Annie Suquet

Merce Cunningham dans Untitled Solo © The New York Public Library Digital Collections, 1956


Les évolutions historiques de la danse ne sont jamais seulement esthétiques. Elles sont traversées par les secousses politiques, culturelles et sociales de leur temps. Après avoir signé un ouvrage de référence sur les premières expressions de la danse moderne (1870-1945), Annie Suquet poursuit son récit dans sa récente publication Modernités critiques. Une histoire culturelle de la danse (1945-1980) aux éditions CN D. Pour CN D Magazine, l’historienne revient sur un chapitre qui éclaire les racines de l’œuvre de Merce Cunningham. L’Américain se laissait alors porter par un courant en vogue : le zen.

À l’orée des années 1950, l’enseignement à New York du maître bouddhiste Daisetz T. Suzuki attire une foule d’artistes et d’intellectuels. Parmi d’autres spiritualités orientales, le zen suscite un très vif intérêt, en partie expliqué par le climat anxiogène de la guerre froide. Alors que pèse sur l’avenir la menace d’un conflit nucléaire, la philosophie zen apprend à s’ouvrir à l’instant présent. La rencontre avec cette mouvance va orienter décisivement l’évolution artistique de Merce Cunningham et du musicien John Cage.

Via la philosophie zen, tous deux profilent en effet leur idée du geste artistique comme écoute, accueil et attention non sélective portée à la réalité environnante et à la texture de l’instant. Pour Cunningham, le sens de la danse tiendra désormais tout entier dans l’ici-et-maintenant du mouvement. Nulle narration ou symbolisme à déchiffrer, nulle profondeur psychologique à sonder. La danse, dit-il en 1952, n’est rien d’autre qu’une « action visible de vie ». Prétendre que le danseur offre à voir autre chose que l’activité dans laquelle il est engagé revient à « se couper de la vie, du soleil qui se lève et se couche, des nuages qui passent devant le soleil, de la pluie qui vient des nuages… ». En acceptant le mouvement pour le mouvement, le danseur se place dans le flux du vivant et de son infini changement. Mais ce flux, estiment Cage et Cunningham, l’art ne peut le révéler qu’à la condition d’évacuer les goûts, les fantasmes et les tourments du créateur pour faire place à une sorte de neutralité détachée.

Dans les années 1950, cette conception du geste créatif infusée par le zen est partagée par toute une mouvance d’artistes, dont beaucoup sont, comme Cage et Cunningham, homosexuels. Peut-être en va-t-il d’une réponse à un trait spécifique du climat culturel de la guerre froide : sa virulente homophobie. En permettant de contourner toute expression de soi, cette posture de détachement aurait constitué une manière de se « dissimuler », selon le mot du peintre Jasper Johns, et donc de se protéger. Considérée comme une grave déviance à cette époque, l’homosexualité fait en effet l’objet d’une stigmatisation sociale et de sanctions pouvant aller jusqu’à des peines d’emprisonnement dans certains États. Ce que la critique Moira Roth décrira comme l’« esthétique de l’indifférence » embrassée par ces artistes peut aussi bien être lue comme une forme de résistance, discrète, mais éminemment politique, au climat répressif ambiant.

John Cage (1912-1992), compositeur américain et Merce Cunningham (1919-2009), danseur et chorégraphe américain, vers 1950-1960

C’est en tout cas pour « réduire leur ego au silence » que Cage, Cunningham et les musiciens qui les entourent – Earle Brown, Christian Wolff, Morton Feldman – commencent à intégrer divers modes de tirages au sort dans leurs protocoles de composition. En 1950, Cage découvre le Yi King or Book of Changes, un très ancien livre de divination associé au taoïsme (lui-même précurseur du zen) qui vient d’être traduit en anglais. Cet ouvrage constituera un support privilégié pour les opérations aléatoires que Cage et Cunningham ne cesseront plus de convoquer dans leur travail.

L’année suivante, le chorégraphe crée ainsi sa première œuvre invitant le hasard : Sixteen Dances for Soloist and Company of Three. Des tirages au sort déterminent la succession des séquences de mouvement, ainsi que leur durée et leur direction dans l’espace. Deux ans plus tard, Cunningham radicalise son utilisation de l’aléatoire en l’appliquant à son propre corps. Pour Untitled Solo, il imagine une gamme de mouvements pour les bras, les jambes, la tête et le torse. Il en ordonne l’enchaînement en jouant à pile ou face. Au fil des années 1950, ce sont peu à peu toutes les variables de la composition chorégraphique que Cunningham confronte à l’aléatoire. Il en découlera des procédures de création souvent très complexes…

Aux yeux de certains observateurs, « il est inhumain et mécanique de créer une danse en tirant à pile ou face », commente le chorégraphe en 1955 dans un texte manifeste intitulé « The Impermanent Art ». « En composant de cette manière, je me sens en contact avec des ressources naturelles bien plus vastes que mon inventivité personnelle » écrit-il. Accueillir le hasard conduit à une « libération de la perception » qui permet de « s’éveiller à la vie même que l’on vit ». Une posture résolument zen dont Cunningham ne se départira plus et qui traversera l’ensemble de son œuvre chorégraphique.

Historienne de la danse, Annie Suquet est l’auteur de L’Éveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-1945) (éditions du CN D, 2012) et de Modernités critiques. Une histoire culturelle de la danse (1945-1980) (éditions CN D, 2025). Parmi ses autres livres : Merce Cunningham. Chorégraphier pour la caméra, recueil de conversations avec Cunningham (cosigné avec Jean Pomarès, L’Œil d’or, 2013).

L’éveil des modernités - une histoire culturelle de la danse (1870-1945)
Annie Suquet
Éditions du Centre national de la danse
Publication : août 2012

Modernités critiques : une histoire culturelle de la danse (1945-1980)
Annie Suquet
Éditions du Centre national de la danse
Publication : janvier 2025

Danse collective et subversion : une plongée rétrospective dans le XXe siècle
Annie Suquet
les 6 et 13 avril, conférence au Palais de Tokyo, Paris
dans le cadre de plan D, CN D x Palais de Tokyo

Nature studies
Chorégraphie : Merce Cunningham
les 12 et 14 mars à la Maison de la Danse, Lyon

Merce Cunningham Forever
Chorégraphie : Merce Cunningham
les 19 et 20 mars au Théâtre Sadler’s Wells, Londres
dans le cadre du festival Dance Reflections by Van Cleef & Arpels à Londres