CN D Magazine

#8 février 25

Vagues, flux, ricochets, l’héritage ondoyant de Trisha Brown

Sanjoy Roy

Working Title, Trisha Brown Dance Company ©Joyce Baranova


Si certains ont anticipé leur fin – à l’image de Merce Cunningham – et que d’autres s’éteignent brutalement – tel Dominique Bagouet –, la mort d’un ou une chorégraphe soulève toujours la même vague de questions : que faire de sa mémoire, de ses archives, de ce bout d’histoire ? La disparition de l’Américaine Trisha Brown en 2017 n’a pas empêché ses œuvres de continuer de déferler sur les scènes du monde entier. Car lorsqu’il s’agit de donner vie à cet héritage, la Trisha Brown Dance Company, placée sous l’égide de la danseuse Carolyn Lucas, veille au grain.

« Je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que le travail de Trisha a eu un impact énorme sur de nombreuses personnes », déclare Carolyn Lucas, directrice artistique associée de la Trisha Brown Dance Company (TBDC). Elle est bien trop modeste. Trisha Brown (1936-2017) a été l’une des figures de proue de ce que nous considérons aujourd’hui comme une époque clé de l’histoire de la danse, lorsqu’un mouvement – baptisé plus tard postmodern dance – a vu le jour principalement dans le New York des années 1960 avant de trouver un écho dans le monde de la danse mais aussi dans ceux de l’art et de la performance.

Que garde-t-on de Trisha Brown après sa mort ? C’est une question primordiale pour Carolyn Lucas, qui aborde cet héritage non seulement comme un projet de mémoire et de préservation, mais aussi d’animation, d’activation et de « remise en corps ». Car dans la danse, la manière la plus traditionnelle de rester en contact avec les œuvres d’antan est la transmission de l’expérience vécue par les interprètes, qui conservent cette histoire dans leur corps. À cet égard, Carolyn Lucas (ainsi que plusieurs autres membres de la compagnie) est aux premières loges : elle a dansé avec Trisha Brown pendant dix ans, a ensuite été assistante chorégraphique pendant neuf, et elle occupe son poste actuel depuis 2013. La TBDC a récemment repris la pièce Working Title (1985) de Trisha Brown, créée au moment où Carolyn Lucas a rejoint la compagnie en tant que danseuse. « J’ai appris la plupart des phrases », se souvient-elle, « et au cours des années suivantes, j’ai également incorporé des parties des rôles de Trisha et des autres interprètes ».

Elle a donc vécu l’œuvre de l’intérieur. C’est essentiel, car la « matière » de l’œuvre est bien plus que des phrases, des mises en espace et une apparence visuelle. « Ce qui est étonnant avec le travail de Trisha », poursuit Carolyn Lucas, « c’est qu’il reste en quelque sorte dans votre système nerveux, dans vos muscles. C’est différent des techniques plus codifiées, parce que vous vous souvenez d’aspects très profonds de l’œuvre : l’élan, les rebonds à l’intérieur du corps, les chemins qui se tracent entre votre corps, d’autres corps et l’espace. » Elle ajoute avec un grand sourire : « C’est aussi très amusant. »

Quiconque ayant vu, ne serait-ce qu’une fois, le travail de Trisha Brown reconnaîtra instinctivement ce que Carolyn Lucas décrit ici : derrière la matière physique se cachent des courants d’énergie tourbillonnants, des motifs qui se forment et se fracturent comme des vagues, des degrés variables de liberté de composition et de formalisme, des manières fluides de penser, de sentir et d’être. Ces qualités, plus intangibles que n’importe quelle apparence ou exécution, sont ce qui rend l’œuvre alerte et vivante. En bref, réactiver son travail n’est pas seulement se demander quoi danser, mais également pourquoi et comment le danser.

L’exactitude, l’authenticité et l’information restent néanmoins des notions fondamentales et à ce titre, les archives classiques – documents audiovisuels et textuels, notes et commentaires, costumes et décors – sont vitales. Heureusement, Trisha Brown a été l’une des premières à utiliser la vidéo lors de ses créations et des répétitions. « À l’origine, cela n’a pas été pensé à des fins d’archivage », explique Carolyn Lucas, « mais cela s’est avéré très précieux… ». Les archives de la TBDC ont été officiellement créées en 2009, avec pour mission déclarée d’aller au-delà de la documentation et de la conservation et de devenir « un organisme vivant que l’on peut utiliser pour mieux comprendre son travail en particulier, et la danse en général ».

In the Fall, Noé Soulier avec la Trisha Brown Dance Company © D. Perrin

Carolyn Lucas, qui avoue être « accro aux archives » et passe volontiers des heures à fouiller dans la mine de dossiers et documents, est tout à fait consciente qu’elle doit aussi « continuer à nourrir le vivant ». Elle explique : « Nous travaillons maintenant avec des danseurs et danseuses qui n’ont jamais collaboré avec Trisha. Elle avait pour habitude de nous donner des tâches et des mises en situation, ce qui nous permettait d’apporter notre propre contribution créative. Il est donc important pour les danseurs et danseuses d’aujourd’hui de continuer à bénéficier de ces espaces d’expression. »

Récemment, la TBDC a commandé de nouvelles œuvres à d’autres chorégraphes. L’ancienne danseuse de la compagnie Judith Sánchez Ruíz a créé Let’s Talk About Bleeding en 2023, le chorégraphe français Noé Soulier – le premier à ne pas avoir fait partie de la compagnie – a signé In the Fall en 2024, et l’Australien Lee Serle, un ancien apprenti au sein de la TBDC, va concevoir un nouveau ballet cette année. « L’intention n’est pas totalement nouvelle », précise Carolyn Lucas. « Trisha avait évoqué la possibilité d’ouvrir la compagnie à d’autres artistes de la danse qui avaient... “l’esprit vif”, c’est le mot qu’elle a utilisé. L’idée n’a jamais été formalisée à l’époque, mais aujourd’hui, je pense qu’il est très intéressant pour une personne qui a cette fameuse vivacité, et qui a été influencée par Trisha, d’entrer en dialogue avec son travail. Je ne parle pas seulement en termes de mouvement ou de style : il y a beaucoup de couches différentes dans le travail de Trisha avec lesquelles il est possible de créer une connexion. C’est un dialogue qui illumine à la fois l’esprit de Trisha et celui des chorégraphes invités. Lorsque l’on voit une réactivation du répertoire et une nouvelle œuvre dans le même programme, le même soir, la résonance est très forte auprès du public. »

Outre les réactivations, les nouvelles commandes et les archives qui s’enrichissent, la TBDC accorde des droits à d’autres compagnies professionnelles, organise des ateliers, des programmes éducatifs et propose In Plain Site, une sélection très facilement adaptable de l’œuvre de Trisha Brown que les programmateurs et programmatrices peuvent amener dans des espaces qui ne sont pas forcément des théâtres.

Ce tissu d’activités constitue « l’organisme vivant » de l’héritage de Trisha Brown ; en effet, il est frappant de constater que si la conversation avec Carolyn Lucas s’est engagée sur la mort de la chorégraphe, elle s’est résolument tournée vers la vie. Cela semble juste : dans le monde de l’art, Trisha Brown a fait des vagues de son vivant, mais chaque vie doit elle-même finir par se briser. Lorsqu’elle le fait, son courant se propage dans le monde, par ondes et ricochets.

Basé à Londres, Sanjoy Roy écrit sur la danse pour The Guardian depuis 2002. Mentor de la Springback Academy, un projet d’écriture sur la danse mené par Aerowaves Europe, il est aussi rédacteur en chef et fondateur de Springback Magazine. Auparavant, il a été éditeur et concepteur de livres pour Dance Books Ltd, après avoir étudié la danse contemporaine à Trinity Laban. Il est l’auteur de Work/World (2022), une collection d'essais libres sur le travail d’Ann Van den Broek. Sur sanjoyroy.net, il tient à jour une archive de ses projets.

Working Title & In the Fall
Chorégraphie : Trisha Brown Dance Company & Noé Soulier
les 12 et 13 mars au Sadler’s Wells, Londres
dans le cadre du festival Dance Reflections by Van Cleef & Arpels à Londres

Opal Loop & Son of Gone Fishin’
Chorégraphie : Trisha Brown Dance Company & Lee Serle
Du 29 avril au 4 mai à The Joyce Theater, New York

Trisha Brown Dance Company
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