CN D Magazine

#8 février 25

Linda Hayford :
force sensible et popping mutant

Belinda Mathieu

©IN DA BOX


Ambassadrice française du popping et experte de nombreuses autres danses « debout », on ne présente plus Linda Hayford dans le milieu hip-hop. Telle une éponge, la danseuse et chorégraphe, codirectrice du Centre Chorégraphique National de Rennes et artiste associée au CN D, intègre dans son corps tous les styles, qu’elle digère dans une danse métamorphe où les liaisons sont reines.

Grandes lunettes et regard sérieux derrière l’écran d’ordinateur, Linda Hayford déplie sa pensée avec soin et assurance. Sur scène, elle dégage cette même confiance, alliée à une puissance explosive. Experte du popping, reine de la house, aguerrie en locking et en new style, cette trentenaire originaire de Rennes peut se targuer d’avoir fait quasiment le tour des danses hip-hop dites « debout ». Tous ces styles ont trouvé leur place dans le geste artistique de la danseuse bretonne, sans jamais l’altérer. Bien au contraire, les mélanges sont ses fondamentaux. La rennaise partait d’ailleurs avec une longueur d’avance en la matière. « Mes parents sont originaires du Ghana, un pays anglophone. Dans ma famille, on était donc plus influencés par la culture américaine, afro-américaine que française, explique-t-elle. Mon père passait beaucoup de funk, RnB ou du new jack swing. »

Musique et danse sont le quotidien de la jeune Linda Hayford : « J’ai commencé à danser dans mon salon avec mes frères et sœurs. On avait même une boule à facette pour les soirs de fête » sourit-elle. Guidée par son aîné Mike, qui devient une star du popping – gestuelle hip-hop de la famille du funk style faite de contractions musculaires –, elle fréquente les battles dès l’adolescence. « On connaissait déjà la plupart des mixtapes [musiques utilisées pendant les compétitions – nda] car on dansait dessus à la maison. » Ses premiers faits d’armes sur scène ? Les Trans Musicales de Rennes en 2003 avec Breakout Project, groupe de danseurs et DJ. « J’avais seulement quatorze ans, c’était fou ! » se souvient-elle.

Suit une flopée de battles internationaux, où elle acquiert une solide réputation d’extravagante, qui la conduit jusqu’à la célèbre compétition française Juste Debout plusieurs années consécutives. C’est là qu’elle rencontre, un peu par hasard, la house dance : « Cette façon de bouger issue du clubbing m’a tout de suite attirée. Je l’ai apprise en autodidacte, comme pour quasi tout ce que je fais. » Quelques années plus tard, elle fait la connaissance d’Ousmane Sy, alias Babson, ponte de la discipline en France. Elle rejoint le groupe Paradox-Sal, qui rassemble seize danseuses autour de la musique et du vocabulaire house. « Outre la technique, Baba a infusé ses valeurs dans le groupe : la transmission, l’esprit d’équipe et la famille. Plus qu’un chorégraphe, il est devenu notre mentor » rappelle-t-elle. Après le décès brutal du chorégraphe en 2020, le groupe continue de faire vivre son esprit dans deux pièces à l’énergie détonante, Queen Blood (2019) et One Shot (2021), qui multiplient encore à l’heure actuelle les tournées internationales.

Dans les années 2010, Ousmane Sy n’est pas le seul à remarquer le potentiel de Linda Hayford. La breakeuse Anne Nguyen la caste pour Autarcie (2013), spectacle aux gestes martiaux ; puis c’est la compagnie Black Sheep, co-dirigée par Johanna Faye et Saïdo Lehlouh, qui l’invite à rejoindre le septuor FACT (2017). « Ce qui m’a frappé dans la danse de Linda, c’est sa singularité et sa maturité, explique ce dernier. C’est comme si elle renfermait en elle les forces de l’humanité. Elle dégage une incroyable puissance, non pas en termes de fermeté, mais de sensibilité. » Saïdo Lehlouh a aussi été témoin de ses débuts en tant que chorégraphe : « Dans son écriture, elle assume une démarche hybride, très réfléchie et en dehors des sentiers battus. »

©MALICK

Nourrie par ses expériences d’interprète, elle dévoile un premier solo, Shapeshifting (2016), qui amorce sa recherche gestuelle : le « shifting pop ». Dans ce style qui pourrait être un catalyseur de toutes les danses qu’elle a traversées, les saccades du popping sont teintées d’une interprétation viscérale, où une multiplicité d’émotions jaillissent. Elle explique : « “Shifting” fait référence au changement et “pop” au popping. C’est une variante sensible qui laisse la place aux émotions, à des états de corps et aux imaginaires. La danse se situe à l’endroit de la métamorphose, de la transition d’une forme à une autre, d’une créature à l’autre. » Avec AlShe/Me, elle se mettait en scène avec son frère Mike ; puis les deux complices dansent Recovering (2022) aux côtés de trois autres interprètes, creusant les processus de guérison du trauma et de dépassement de soi.

Mais c’est peut-être au sein de FAIRE que la danse de Linda Hayford a trouvé sa forme finale. En 2019, ce collectif de neuf membres est nommé à la tête du Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne. « Même si les danses hip-hop sont de plus en plus reconnues, la spécificité du travail de beaucoup de chorégraphes est encore peu visible dans le monde chorégraphique. » En mettant son analyse en pratique, l’endroit est devenu sous sa codirection un creuset d’esthétiques hip-hop qu’elle s’engage à faire exister et à enrichir.

Pour Saïdo Lehlouh, ce sont surtout les « qualités d’écoute » et « l’intelligence émotionnelle » de Linda Hayford qui lui « permettent de comprendre les projets », d’analyser « comment ça réagit à l’intérieur ». Prévue pour le courant de l’année, sa prochaine création Abîme est justement une histoire de mise en partage. Elle y transmet sa recherche autour du « shifting pop » à sept interprètes avec qui elle danse sur scène. Il s’y déploie un morphing choral, où les passages, les transitions, ces entre-deux souvent délaissés, deviennent une esthétique à part entière.

Journaliste et critique spécialisée en danse, Belinda Mathieu travaille pour plusieurs titres (TéléramaMouvementTrois Couleurs, Sceneweb, La Terrasse). Diplômée de Lettres Modernes (Université Paris-Sorbonne), de journalisme (ISCPA) et titulaire d’une Licence du département danse de l’Université Paris 8, elle poursuit ce cursus en Master et alimente une réflexion sur sa pratique et les enjeux des textes critiques dans l’écosystème de la danse contemporaine.

Shifting Pop
Atelier de pratique amateure par Linda Hayford
le 13 avril au Palais de Tokyo, Paris
dans le cadre de plan D, CN D X Palais de Tokyo

« Danse, maternité and parentalité »
Rencontre et workshop avec Linda Hayford
le 8 mars au CN D Lyon

CCNRB - Collectif FAIR-E
En savoir +