#7 octobre 24
Olivia Bee, photographe :
« Si on y prête attention, les gestes ordinaires deviennent extraordinaires »
Lena Hervé
Portfolio : Olivia Bee
Elle habite à la campagne dans une ferme de l’Oregon tout en parcourant le monde pour des shootings, parfois pour la mode et le luxe. La photographe américaine Olivia Bee est toujours en mouvement, un pied dedans, un pied dehors. Depuis 2022, elle documente le festival annuel Dance Reflections by Van Cleef & Arpels qui s’est déroulé à Londres, Hong Kong puis New York. Cet automne, son exposition I felt the stars in that room (J’ai senti les étoiles dans cette pièce) ouvre ses portes à Kyoto dans le cadre de l’édition 2024. À l’image d’Olivia Bee, cette conversation se tisse entre la danse, la photographie et la magie de l’aléatoire.
La danse semble être un thème récurrent dans votre travail. Votre précédente série, Ballet, convoque cependant une atmosphère tout à fait différente des photographies de I felt the stars in that room. Ce projet était-il très éloigné de ce que vous faites habituellement ?
Olivia Bee : Je pense que les différences sont surtout liées aux esthétiques respectives de la danse moderne et de la danse classique. Pour Ballet, j’ai suivi les danseurs et danseuses de la compagnie de l’American Ballet Theater. Dans cet univers, même les moments volés sont immédiatement perçus comme très mis en scène, ce qui est moins le cas avec des danseurs et danseuses modernes en tenue streetwear. Mais dans les deux cas, il s’agissait simplement d’entrer dans l’esprit des interprètes et de découvrir ce que l’on ressent dans la danse, comment elle peut nous transporter d’une manière presque viscérale.
Tout votre travail montre une façon très particulière de capturer le mouvement et le geste, comme si ce moment viscéral dont vous parliez à l’instant était quelque chose que vous viviez de l’intérieur. Pratiquez-vous la danse vous-même ?
O. B. : Je ne dirais pas de moi que je suis une danseuse, mais lorsque j’ai réalisé le projet Ballet, j’ai pris des cours de danse classique pour débutants afin de comprendre ce que l’on ressent quand on pratique le ballet. J’ai toujours aimé la danse et j’ai toujours été fascinée, dans le classique en particulier, par une certaine recherche de la perfection et par le fait qu’on n’y arrive jamais vraiment, mais qu’on persévère dans cette quête. En ce qui concerne les gestes, je m’intéresse depuis longtemps à ces petits moments qui relient les gens, à la façon dont quelque chose qui semble à première vue insignifiant devient extraordinaire lorsque vous lui accordez de l’attention. Filmer des danseurs et danseuses en train de faire leur boulot, c’est un peu ça : il y a d’emblée quelque chose de très photogénique dans leur façon de bouger.
Votre travail crée une tension entre quelque chose de très instantané et quelque chose qui est de l’ordre de la composition, presque comme un tableau. Capturez-vous ces moments volés ou les mettez-vous parfois en scène ?
O. B. : J’aime beaucoup la peinture, en particulier celle des XVIIe et XVIIIe siècles. J’aime la façon dont la lumière y est traitée et dont elle parvient à montrer les petites choses prosaïques comme s’il s’agissait des choses les plus importantes qui soient. C’est ce que j’essaie de faire dans mes photographies : montrer les moments spontanés dans un cadre doré. J’essaie vraiment de trouver le juste milieu entre le documentaire et une sorte de portrait rêvé. Il faut qu’il y ait un beau mélange des deux pour que j’apprécie l’image. Parfois, je mets en scène des portraits et je demande aux gens de faire quelque chose, mais la plupart des photos de la série I felt the stars in that room ont été prises sur le vif, au moment où les choses se passaient.
Vous utilisez principalement l’argentique, n’est-ce pas ? Y a-t-il une raison particulière à cela ?
O. B. : Oui, cette série est entièrement argentique. Je pense que l’argentique me permet d’être vraiment en accord avec le rythme du processus artistique. Avec cette technique, on ne peut pas voir l’image instantanément, il faut donc avoir ce sentiment intérieur de « ok, on l’a », au lieu d’être déjà dans la post-production et de trop regarder ses images. Je pense que les erreurs commises en photographie argentique sont souvent très belles ; si une pellicule revient légèrement rayée, c’est très bien ! L’une de mes photographes préférées, Sally Mann, appelle cela « l’ange de l’incertitude ». Elle espère toujours que quelque chose d’étrange se produira. Il me semble que c’est très courant lorsqu’on travaille un support tactile.
En parlant de Sally Mann, votre travail véhicule une atmosphère similaire à son travail teinté d’esthétiques Americana et Southern Gothic. La première désigne un style représentatif, voire stéréotypé, de la culture américaine ; et la seconde une forme de romantisme noir inspiré par l’histoire du sud des États-Unis, un territoire rural marqué par la pauvreté après la guerre de Sécession. Cela fait-il partie de vos références ?
O. B. : Oui, absolument. Les États-Unis sont un endroit étrange parce que nous avons une histoire courte mais tellement chargée, en particulier sur la côte Ouest, et cet imaginaire est ce qui se rapproche le plus d’un folklore collectif. Je tiens beaucoup à montrer ce qui est iconique, presque cliché, dans notre culture pour dévoiler l’humanité et les émotions qui se cachent derrière. Là aussi, je suis toujours à la recherche de ces moments picturaux qui ont quelque chose d’universel, hors du temps. Je veux que les gens regardent une photo et se demandent si cette scène date de 1850 ou de la semaine dernière. Actuellement je vis dans une ferme, ce qui m’a amenée à m’intéresser encore plus à l’agriculture et à l’univers des femmes dans l’ouest des États-Unis. Lorsque j’ai le temps de prendre du recul par rapport à mon quotidien, j’ai vraiment envie de le photographier. Pour moi, la photographie consiste à capturer les instants qui rendent la vie belle et qui font qu’elle vaut la peine d’être vécue. Ça peut être ce coucher de soleil où je porte une robe, ou bien mon mari aux mains enduites d’huile et de graisse de moteur après avoir travaillé toute la journée sur son camion. Vous savez alors que cela encapsule quelque chose de notre existence ici, dans son aspect le plus éthéré et le plus magique.
Propos recueillis par Lena Hervé
Artiste touche à tout, Lena Hervé s’est d’abord formée à la photographie avant de s’essayer à la performance et aux pratiques sonores. Depuis 2021, elle écrit régulièrement pour le Magazine culturel pluridisciplinaire Mouvement.
I felt the stars in that room
Exposition
Photographe : Olivia Bee
du 4 octobre au 16 novembre
dans le cadre du Festival Dance Reflections by Van Cleef & Arpels, Kyoto, JaponOlivia Bee
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