#4 nov 23
Relative Calm : l’équation graphique de Lucinda Childs
Par Michele Pogliani
Près de vingt-cinq ans après avoir quitté New York et la compagnie de Lucinda Childs, avec laquelle il a dansé pendant dix ans, Michele Pogliani est contacté pour réinventer avec la chorégraphe américaine et Robert Wilson la pièce Relative Calm de 1981. Ces retrouvailles artistiques donnent naissance en 2022 à une nouvelle version presque entièrement mise à jour et dansée par les interprètes de la compagnie MP3 Dance Project que dirige Michele Pogliani à Rome. Alors que Relative Calm continue sa tournée à Paris, le chorégraphe et danseur italien revisite ses souvenirs en explorant les archives du projet : des croquis et partitions d’origine, tracés par Lucinda Childs et conservés à la médiathèque du CN D.
Quand j’ai intégré la compagnie de Lucinda Childs en 1985, « Rise », une partie de Relative Calm, a été l’une des premières pièces de répertoire que j’ai apprises. Mon regret c’est de ne jamais avoir dansé les autres sections, comme « Return » ou « Race », de cette œuvre de 1981. Je suis resté près de dix ans à travailler aux côtés de Lucinda à New York avant de rentrer en Italie et fonder ma propre compagnie. Un jour de 2020, je reçois le coup de téléphone d’un producteur qui me propose de travailler avec Lucinda Childs et Bob Wilson pour la recréation de Relative Calm. Il m’a dit : « Elle sait exactement ce que vous avez fait pendant toutes ces années… » C’est à la fois un peu effrayant et très touchant. Avec douze danseurs de ma compagnie MP3 Dance Project, nous avons intégré la création. « Rise » est la seule partie chorégraphique qu’il reste de l’original.
Lucinda et Bob ont beaucoup de choses en commun. Ils sont gauchers tous les deux et surtout ils dessinent énormément. Bob est constamment en train de griffonner ou d’écrire : pendant une conversation il peut aller prendre un papier et se mettre à esquisser une idée de design, de lumière, de costume, d’objet. Il y a toujours un bureau pour lui en salle de répétition. Lucinda fonctionne de la même manière, elle commence toujours ses chorégraphies par le dessin. Je crois qu’ils se retrouvent parfaitement sur ce terrain, ces croquis de Lucinda pour les lumières d’origine de Bob en témoignent, ils parlent le même langage et se comprennent parfaitement sans avoir besoin de beaucoup se parler. Se retrouver entre les deux peut te faire perdre la tête !
« Rise » est une équation mathématique à résoudre. Les hommes commencent dans le lointain et les femmes à l’avant-scène. Par des échanges de positions et des croisements, il s’agit de placer les hommes d’un côté de la scène et les femmes de l’autre. Sur le dessin, les lignes de couleur représentent les danseurs et leurs parcours : trois en rouge, trois en bleu, deux en vert. La première ligne verte est probablement la première femme, puis un homme, en alternance. On peut voir que la ligne diagonale est très importante, en effet dans « Rise » tout se danse en diagonale de la scène.
Si on regarde la partition, on peut voir des lignes noires qui représentent le placement sur scène et des lignes diagonales parallèles qui sont ces fameux croisements entre danseurs. Parfois les lignes ne vont pas jusqu’à se rencontrer car le trajet s’arrête avant. Les petits cercles sont peut-être les rotations, ou un code de Lucinda pour reconnaître les phrases chorégraphiques. On peut voir que certains interprètes ont des phrases identiques, même s’ils ne se croisent pas. Les minuscules lettres inscrites au crayon à côté des lignes sont sûrement les initiales des interprètes de la distribution de départ.
Mais il faut savoir que nous, danseurs, nous n’avions pas accès à ces dessins-là. Lucinda trace pour elle-même des partitions puis réalise des schémas différents pour les danseurs et nous donne des feuilles de comptes, pour se repérer dans la musique. Récemment, j’ai retrouvé mes vieilles notes que je pensais avoir perdues en quittant la compagnie. À l’inverse de ces dessins qui sont très propres, mes feuilles ont vécu, elles ont été pliées, froissées, tenues entre des mains en sueur. Lors des répétitions on était tous avec nos petits papiers et à un moment Lucinda pouvait dire : « Rangez-les. » Il fallait alors se débrouiller sans. Il arrivait souvent que nous nous égarions, et elle pouvait alors revenir avec un carnet, ouvrir une page et dire : « Regarde, tu es sur la ligne rouge et tu dois aller là. » Quand tu es dans le mouvement c’est difficile de comprendre quel motif collectif se crée. C’est comme si Lucinda, elle, voyait la danse depuis un autre point de vue, du dessus.
La fin de la partition se termine avec une phrase chorégraphique de marche et une phrase de sauts. Toutes les femmes font la même séquence, les hommes une autre. Le casse-tête de départ se résout avec le dernier croisement, le dernier trajet. Je trouve ça fascinant. Avec les années, les pièces de Lucinda sont devenues de plus en plus complexes, je crois que ça l’amuse de compliquer les formes de la ligne, du cercle, à imbriquer les figures, à manipuler les trajets. Je dis souvent à mes danseurs que pour réussir à danser ces pièces, il faut se détacher de ses émotions, être presque « clinique » vis-à-vis de ça. Si tu te distrais une seconde, tu es certain de faire une erreur et tu n’es pas sûr de pouvoir revenir dans le système de la pièce. Il est déjà arrivé que Lucinda demande à fermer le rideau pendant une performance, car nous étions complètement perdus. Tout particulièrement dans les pièces en silence où tu n’as même pas la musique pour te rattraper, ce sont de vrais labyrinthes !
La danse de Lucinda est certes difficile techniquement et physiquement, mais elle l’est encore plus mentalement. J’ai cependant remarqué que plus tu restes longtemps dans sa compagnie, plus cela devient intéressant car tu arrives à comprendre et à maîtriser les équations de Lucinda. Je le vois avec les danseurs de Relative Calm qui sont là depuis le début du processus : ils prennent de plus en plus de plaisir dans le challenge et découvrent de nouvelles choses à l’intérieur d’une partition qu’ils connaissent pourtant par cœur.
Propos recueillis par Léa Poiré
Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en chef adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, de l’éducation aux médias, et collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen. Elle assure avec Laura Capelle la direction éditoriale du numéro 4 du CN D magazine.
Relative Calm
Chorégraphie Lucinda Childs
Direction artistique Robert Wilson
Interprétation MP3 Dance Project dirigé par Michele Pogliani
Du 30.11 > 3.12 à La Villette avec Chaillot - Théâtre National de la Danse, Paris
theatre-chaillot.fr