CN D Magazine

#3 juin 23

La nouvelle vie des danseuses ukrainiennes exilées en France

Claudine Colozzi


Svitlana Kalashnikova dans La Mort du cygne, Photo Olivier Houeix

Depuis le début du conflit en Ukraine fin février 2022, la France a accueilli de très nombreux danseurs, notamment des femmes. Un réseau de solidarité s’est tissé rapidement, leur permettant de démarrer une nouvelle vie et de continuer à exercer leur activité artistique.

« J’envisageais de devenir professeure de danse. J’avais déjà donné quelques cours. Je ne pensais pas que la guerre et mon arrivée en France précipiteraient ma reconversion. » Svitlana Kalashnikova, 40 ans, danseuse étoile à l’Opéra de Kharkiv, a quitté l’Ukraine début mars 2022 « avec le strict minimum » après qu’un missile a détruit une partie de l’immeuble où elle habitait. Avec son mari Lorenzo Stanizzo et leurs deux enfants – Leonardo, 7 ans, et Victoria, 2 ans et demi – elle s’est installée à Mimizan (Landes) où elle tente depuis de tourner la page et de reconstruire sa vie.

Grâce au photographe Olivier Houeix, la danseuse a rencontré le Malandain Ballet Biarritz et participé à un gala organisé avec le Kiev City Ballet en juin 2022. « Quand on est professionnelle et que, brusquement, on s’arrête de danser, on a peur que notre corps ne suive pas quand on va reprendre », explique-t-elle. Les répétitions dans les studios du Centre chorégraphique national et sur la scène de la Gare du Midi lui ont permis de renouer avec l’exigence de son travail.

Comme Svitlana Kalashnikova, de nombreuses danseuses ont fait le choix de partir dès le début du conflit. Combien ? Difficile de le savoir, car certaines sont restées pendant quelques mois puis ont décidé de repartir en Ukraine. Très rapidement, les institutions publiques françaises ont ouvert leurs portes à ces artistes dont les lieux de travail avaient fermé brutalement en raison du conflit. Au Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, la solidarité s’est très vite mise en place. « Oksana Kucheruk, ancienne étoile de la compagnie et désormais maîtresse de ballet, a été formée à l’École nationale de danse de Kiev, explique Éric Quilleré, directeur de la danse à Bordeaux. Elle a d’abord été sollicitée par une danseuse que nous avons accueillie durant quelques mois, puis celle-ci est repartie. »

Le Kiev City Ballet dans Le Lac des cygnes, à l'occasion d'un gala pour l'Ukraine organisé par le Malandain Ballet Biarritz, juin 2022. Photo Olivier Houeix

D’autres contacts ont malgré tout suivi. Les 3 et 4 avril 2023, un gala d’étoiles a même invité des solistes internationaux, dont deux étoiles du Ballet de l’Opéra national d’Ukraine, Natalia Matsak et Sergii Kryvokon, à partager la scène avec des premières danseuses et premiers danseurs du Ballet de Bordeaux. « Prendre la classe avec ces artistes formés à l’école Vaganova permet un partage de savoirs bénéfique à tout le monde », souligne Éric Quilleré.

Un enrichissement mutuel que Cédric Andrieux, directeur jusqu’à cette année des études chorégraphiques au Conservatoire national supérieur de musique et de danse (CNSMDP), a lui aussi constaté en accueillant des élèves ukrainiennes. « Nous avons reçu beaucoup de vidéos de candidature. Nous avons retenu six danseuses dans un premier temps, explique-t-il. Puis elles ont pu présenter l’examen d’entrée pour intégrer le cursus. » Ces nouvelles recrues ont su rapidement se faire accepter des autres élèves. « Même déracinées, elles ont une force de caractère et une ténacité impressionnantes. »

À côté de cette solidarité de la part d’institutions publiques, d’autres initiatives ont jailli spontanément. La danseuse Jeanne Morel s’est tout particulièrement investie pour venir en aide à ses « sœurs » ukrainiennes. Dès les premiers jours du conflit, bouleversée par ce qui se joue à l’est de l’Europe, elle prend contact avec Elena Pikhulya et Nataliia Mogolivets, directrices d’une école de danse et de yoga à Lviv. Cette spécialiste de la danse en apesanteur et en milieux extrêmes remue alors ciel et terre pour apporter son soutien à ces femmes, souvent accompagnées d’enfants, qui arrivent en France.

Au final, c’est près d’une centaine de danseuses en exil à qui Jeanne Morel a prêté main forte en les orientant vers les bons interlocuteurs. Objectif : trouver des contrats, des cours pour qu’elles puissent continuer d’exercer leur métier, les conseiller dans le montage de leur propre compagnie. « Je sais qu’au-delà de les aider à s’en sortir, la danse est un soutien pour ne pas sombrer, confie-t-elle. Si elles ne dansent plus, elles s’écroulent. » Pendant près d’un an, Jeanne n’a rien lâché et appelé partout. Ici, une salle prêtée une demi-journée pour répéter ; là, quelques heures dans une école obtenues pour une professeure de danse orientale. « L’acte de danser est porteur d’espoir et de paix. Nous sommes liées par cette passion, qui nous a sauvé la vie à toutes. La danse est notre meilleure amie. »

À Mimizan, retrouver le chemin du studio de danse pour enseigner a également été une grande source de réconfort pour Svitlana Kalashnikova. « J’ai ouvert ma propre école et je donne des cours à des enfants comme à des adultes, explique-t-elle. Mais j’aimerais continuer à danser et à chorégraphier. » Avec son mari Lorenzo, pianiste et compositeur, et d’autres artistes, elle envisage de continuer à monter des spectacles comme celui qu’ils ont présenté au Théâtre le Parnasse le 24 février 2023, intitulé Éventail de styles. « Je danse depuis l’âge de 5 ans. La danse c’est toute ma vie, avoue l’étoile de Kharkiv. Ce n’est pas facile de repartir quasiment de zéro quand on a connu la vie d’une compagnie, les tournées, mais je suis prête à le faire ici pour que mes enfants grandissent en sécurité. »

Au milieu des années 1990, encore étudiante à l’École Supérieure de Journalisme de Lille, Claudine Colozzi effectue un stage à la revue Les Saisons de la danse où elle apprend à aiguiser son regard critique. Journaliste en presse magazine, formatrice, elle écrit sur des sujets très variés, tout en continuant de nourrir sa curiosité inépuisable pour la danse. Elle est l’autrice d’ouvrages documentaires pour la jeunesse dont L’Encyclo de la danse (Gründ), Dans les coulisses de l’Opéra, La danse classique et Passion hip-hop (Nathan).

Infos
Malandain Ballet Biarritz
malandainballet.com

Ballet de l’Opéra national de Bordeaux
opera-bordeaux.com