CN D Magazine

#1 sept 22

Vers une plus grande visibilité des danseurs handicapés ?

Claudine Colozzi


Happy Island, La Ribot/Dançando com a Diferença, Photo Júlio Silva Castro

Après La Ribot en 2019, la chorégraphe Marlene Monteiro Freitas collabore avec sept interprètes en situation de handicap de la compagnie portugaise Dançando com a Diferença dans le cadre de l’édition 2022 du Festival d’Automne. De plus en plus de chorégraphes travaillent avec des artistes handicapés. Même si le chemin demeure long, notamment en France, certains commencent à accéder à une forme de reconnaissance.

Ceux qui ont vu Happy Island de l’insaisissable chorégraphe La Ribot, présenté lors du Festival d’Automne 2019, se souviennent sans doute de la danseuse Maria Joao Pereira. Dans son académique imitation peau de serpent, parée d’une coiffe à plumes colorées, elle s’extrayait de son fauteuil roulant avec une gestuelle qu’on voit rarement sur scène.

Cette danseuse, que l’on retrouvera dans ÔSS de Marlene Monteiro Freitas, appartient à la compagnie portugaise Dançando com a Diferença, créée en 2001 par Henrique Amoedo. Sa philosophie se résume à cette phrase-manifeste : « Nous dansons avec le corps, pas malgré lui. » Dans le sillage de ce qu’a pu initier la Candoco Dance Company, référence en matière de danse inclusive, la structure installée sur l’île de Madère, partenaire fidèle de Camping au CN D, est constituée de danseurs professionnels handicapés ou valides. Régulièrement, elle invite des chorégraphes (François Chaignaud, Tânia Carvalho, Vera Mantero…) à créer pour elle.

Si le danseur et chorégraphe Raimund Hoghe a longtemps été l’un des rares interprètes en situation de handicap, le milieu de la danse s’ouvre de plus en plus aux corps différents. Certains tracent aujourd’hui des routes singulières : c’est le cas du champion de breakdance Junior Bosila (aussi connu sous le nom de Bboy Junior), qui a bravé les séquelles de la poliomyélite pour s’imposer dans le monde de la danse hip-hop. Dans le dernier spectacle de Julie Berès, La Tendresse, où huit comédiens interrogent la question de la masculinité, le danseur fait rimer prouesse technique et émotion, sans que son handicap soit livré au public de façon voyeuriste.

Lettere, Raimund Hoghe, Photo Rosa Frank

Même constat pour le portrait chorégraphique intime De Françoise à Alice, créé par Mickaël Phelippeau, dans lequel brille une jeune danseuse porteuse de trisomie 21. Alice Davazoglou, 35 ans, a commencé la danse contemporaine à 15 ans au conservatoire de Laon. Avec sa mère Françoise, elles ont fondé ART21 (Association Regard Trisomie 21) en 2013. Titulaire d’un agrément Éducation Nationale pour intervenir dans les écoles – un signe fort dans le monde du handicap mental – Alice co-anime des ateliers danse en milieu périscolaire et associatif. « Je me sens moi, je suis heureuse quand je danse », confie-t-elle.

De Françoise à Alice a été programmé dans le cadre du festival Faits d’hiver en 2021. Depuis des années, ce festival accorde et revendique une place privilégiée aux projets chorégraphiques qui incluent des interprètes en situation de handicap. « Aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté de la question de la visibilité et des moyens que l’on octroie à ces artistes », explique Christophe Martin, son directeur. Parmi ses derniers coups de cœur artistiques, Tout ce fracas de Sylvère Lamotte traite de la réappropriation sensible du corps par les patients et les soignants. Magali Saby est l’une des trois interprètes. Dans cette pièce, elle s’est complètement libérée de son fauteuil roulant, qui lui est pourtant indispensable dans ses déplacements quotidiens.

Cette danseuse et comédienne, qui a découvert la danse durant ses études universitaires de théâtre, milite pour une meilleure reconnaissance professionnelle des artistes en situation de handicap en France. Pour arriver là où elle est, cette trentenaire a dû se battre et « beaucoup travailler » pour prouver qu’elle voulait devenir danseuse professionnelle. « Aujourd’hui encore, malgré mon parcours, je sais que certains chorégraphes ne sont pas prêts à travailler avec moi. Je réinterroge l’image de la danseuse que l’on se crée inconsciemment. » Elle regrette que les propositions artistiques ne soient pas plus nombreuses et qu’il n’y ait pas plus d’auditions ouvertes à la diversité. « Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir en France par rapport à d’autres pays, comme les États-Unis ou l’Angleterre déplore-t-elle. Des structures de danse inclusives comme Candoco Dance Company, ou Stopgap Dance Company proposent des formations professionnalisantes. Car la question demeure : comment avoir davantage accès au plateau si nous ne sommes pas formés ? »

Quelques structures interdisciplinaires ouvrent pourtant de nouvelles voies, dont la compagnie montpelliéraine La Bulle Bleue ainsi que L’Oiseau-Mouche, une troupe de 23 comédiens qui a notamment travaillé avec Christian Rizzo et fait partie de la Ronde de Boris Charmatz. Certains chorégraphes cherchent quant à eux à s’affranchir activement de l’idée d’un corps idéal. Lors de sa dernière édition, le Festival de Marseille présentait Parade d’Andrew Graham, ancien danseur de la Candoco Dance Company et fondateur de la compagnie de danse inclusive L’Autre Maison. On peut y voir Élise Argaud, déjà repérée dans la pièce Forme(s) de vie d’Éric Minh Cuong Castaing. Atteinte de la maladie de Parkinson depuis 2015, cette danseuse développe dans une quasi immobilité un mode d’expression proche du butô. « Mon corps peut beaucoup même dans la lenteur », confiait-elle à l’issue de la première de Parade en juin. Le handicap permet de mettre au jour de nouvelles formes de virtuosité. La virtuosité se niche aussi dans le minimalisme.

Ôss
chorégraphie Marlène Monteiro Freitas
avec la compagnie Dançando com a Diferença
5 au 8.10.2022 Chaillot Théâtre national de la danse,
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
danca-inclusiva.com