CN D Magazine

#1 sept 22

 

Français, créole, basque : le quadrille, matériau commun pour des identités multiples

Isabelle Calabre

Danseurs de quadrille des Caraïbes, Compagnie Difé Kako, Photo Marie Charlotte Loreille


Lorsqu’une enfant d’origine sénégalaise est élevée à Paris, à la fin du 18e siècle, par une Maréchale française – argument d’Ourika, bref roman de Claire de Duras paru en 1823 –, une danse illustre l’éducation aristocratique qui lui est donnée : le quadrille. À quinze ans, lors d’un bal donné par sa bienfaitrice, Ourika représente avec succès l’« Afrique » dans un « quadrille des quatre parties du monde ».

La prestation réussie de la jeune fille s’est avérée singulièrement prémonitoire. Deux siècles après la description romanesque de ce corps noir interprétant une danse alors « blanche », le quadrille est devenu l’une des danses sociales traditionnelles des Antilles. Sa réappropriation, d’abord par les esclaves d’origine africaine déportés sur ces territoires, puis par leurs descendants, en a même fait l’un des marqueurs de la créolité. Il a en revanche quasiment disparu dans l’Hexagone, à l’exception d’une région à l’identité culturelle aussi marquée et revendiquée que celle des Ultramarins : le Pays Basque.

À l’époque où Claire de Duras écrit Ourika, le quadrille français connaît un énorme succès, qu’il s’agisse de la forme de « représentation » décrite dans le roman ou, plus généralement, de la danse de divertissement du même nom. Influencé par les apports des contredanses anglaises, de la « belle danse » et de la danse de théâtre, il s’est fixé au tournant du 19e siècle en une suite de cinq figures baptisées le Pantalon, l’Été, la Poule, la Pastourelle (ou la Trénis) et la Finale. Chacune d’elles, exécutée en carrés de quatre couples, ou parfois en ligne, sur un rythme tantôt vif, tantôt cadencé, puise dans le vocabulaire commun des contredanses (rondes, chaînes, allemandes, etc.) pour développer des déplacements, rotations et relations croisées avec un ou plusieurs partenaires. D’abord circonscrite à la bonne société urbaine, la « folie du quadrille » a gagné progressivement l’ensemble de la France avant de s’étendre non seulement à l’Europe, par le biais notamment des guerres napoléoniennes, mais aussi ses colonies d’outremer.

Gravure représentant La Trénis (figure du quadrille), Le Bon Genre (recueil), Paris, 1805, Gallica

En effet, soucieux de perpétuer les codes de distinction hérités de la métropole, les propriétaires terriens et exploitants de canne à sucre de Saint-Domingue, de Martinique ou de Guadeloupe s’adonnent régulièrement à ces enchaînements complexes. Leur maîtrise signe même, à leurs yeux, leur supériorité supposée naturelle sur une population servile dont ils jugent les danses héritées de leurs pays d’origine « impudiques ».

Les esclaves vont néanmoins s’emparer très vite, à leur tour, de cette pratique tant sociale que chorégraphique. Dans un premier temps en imitant fidèlement leurs maîtres, avec un succès dont témoignent, mi-admiratifs mi-méprisants, les observateurs des 18e et 19e siècles, tels le Père dominicain Jean-Baptiste Labat ou le journaliste Geoffroy Granier de Cassagnac. Puis en « balançant » les rythmes et les pas, accentuant ainsi une « dénaturation » supposée de cette danse déjà constatée par le Martiniquais Moreau de Saint-Méry chez les blancs créoles – et attribuée par celui-ci au climat « délétère » des îles (sic).

Les quadrilles créoles deviennent dès lors une part intrinsèque de l’identité caraïbe. Aujourd’hui encore, ils constituent une part intégrante de la vie sociale et festive des Antillais, en particulier des plus anciens d’entre eux. Diverses variantes locales aux appellations spécifiques (étudiées par les ethnomusicologues Dominique Cyrille, David Khatile, ainsi que par l’autrice) coexistent : le quadrille au commandement de la Grande-Terre en Guadeloupe, le quadrille alarepriz de Basse-Terre, la haute-taille de Martinique, la boulangère de Guyane… Leurs formes inspirent aussi les chorégraphes contemporains, à l’instar de la Guadeloupéenne Chantal Loïal, qui a créé en 2019 Cercle égal demi-cercle au carré.

Première figure du quadrille, le Pantalon, dansée en Guadeloupe © Yutaka Takeo-Cie Difé Kako

Tout aussi fortement attaché à son histoire culturelle et sociale, le Pays Basque a également conservé une pratique du quadrille, populaire quoique plus marginale, jusque dans les années d’après-guerre. Il est ici dansé principalement en ligne, les couples se faisant face (les exemples en carré sont beaucoup plus rares). Toutefois, selon le chorégraphe Claude Iruretagoyena, fondateur de la Cie Maritzuli, la spécificité des répertoires traditionnels de danses basques est d’avoir réussi à « ingurgiter sans se faire dévorer » les différents éléments de ce matériel chorégraphique. Le cycle de la brokel dantza (ou danse du bouclier), les danses de bâton, de mât ou encore les « cavalcades » des fêtes de village reprennent ainsi les types de déplacements des quadrilles et des contredanses et ces formes, collectées et réinterprétées, deviennent là encore source de création contemporaine.

Deux entités aussi éloignées et particulières que les terres basques et créoles – dont le cousinage chorégraphique a été exploré lors d’un Focus Caraïbes organisé par le Festival Le Temps d’aimer la danse et le CCN Malandain Ballet Biarritz en septembre, avec le soutien du CN D – ont donc trouvé, dans les ressources gestuelles et spatiales des quadrilles comme dans leur liberté combinatoire, une part de leur identité et de leur aptitude à se réinventer.