CN D Magazine

#9 juin 25

Troubles du comportement alimentaire : Pourquoi les danseurs sont-ils vulnérables ?

Copélia Mainardi


Discipline où le corps est central, la danse impose une exigence technique et un contrôle de l’apparence qui font des interprètes une population particulièrement sensible aux troubles du comportement alimentaire. Face à ces pathologies, danseuses et danseurs ne sont pas égaux.

Médium d’expression artistique des danseurs, le corps est aussi pour eux un objet d’observation, d’évaluation et de contrôle. Ces exigences esthétiques et pondérales se paient parfois cher : les danseuses et danseurs seraient dix fois plus susceptibles de développer des troubles du comportement alimentaire (TCA) que le reste de la population. En 2014, une étude estimait à 12 % la prévalence de ces troubles dans ce milieu, un chiffre qui atteignait 16 % chez les danseurs de ballet. En comparaison, « seul » 1,5 % de la population est touché, ce qui représente environ un million de personnes en France. 

Caractérisée par une « perturbation significative et durable de la prise alimentaire », les TCA sont des pathologies psychiatriques qui peuvent être gravissimes, et qui constituent un problème de santé publique préoccupant. L’anorexie et la boulimie en sont les manifestations les plus connues, mais le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et psychiatriques en recense un nombre bien plus vaste.

À la racine : une combinaison de différents facteurs. Si les causes les plus importantes peuvent être génétiques ou neurobiologiques, avoir été victime d’agression ou de harcèlement (avec la faible estime de soi qui en découle) peut aussi être un facteur de risque. Un régime amaigrissant ou un traumatisme brutal (deuil, séparation…) peut d’ailleurs être un « déclencheur ». Quant aux facteurs d’entretien, il peut s’agir de valorisation de la perte de poids, ou de l’illusion de toute-puissance induite par le contrôle sur soi. 

En conduisant à fantasmer un « corps idéal », qui peut pousser à déprécier son corps, jugé inférieur et insatisfaisant, la danse constitue donc un important facteur de risque. « Cette discipline combine internalisation d’un idéal de minceur, apprentissage de la maîtrise de soi et endurance à la souffrance, et attire souvent des profils en quête de cette exigence », analyse Hélène Marquié, chercheuse en danse et études de genre et professeure à l’Université de Paris 8.

Psychothérapeute au Pôle santé de l’Opéra de Paris, Marion Borgne constate, elle, que la question du poids se pose forcément dans le parcours d’une danseuse. « Elle peut survenir dans la routine du quotidien ou lors de situations particulières comme après une grossesse, développe-t-elle. Les blessures représentent aussi des périodes de fragilité psychique où l’impuissance ressentie peut être compensée par un besoin de contrôle, notamment sur la nourriture. » 

« Dans les années 1950, des danseuses célèbres comme Margot Fonteyn ou Claude Bessy n’avaient pas une morphologie aussi maigre » Hélène Marquié

Ces préoccupations n’aboutissent pas nécessairement au développement d’un TCA : la psychologue préfère parler d’un continuum d’« attitudes et comportements alimentaires inappropriés » qui peut mener à des troubles caractérisés. La médecin du sport Xavière Barreau, qui coordonne le Pôle santé à l’Opéra de Paris, évoque aussi la nécessité d’être vigilant face aux causes et symptômes du « RED syndrome » : un déficit d’apport énergétique (auparavant nommé « triade de la sportive ») entraînant plusieurs dysfonctionnements physiques, notamment hormonaux. « Cette insuffisance est souvent causée par une mauvaise gestion de l’alimentation, régulièrement reléguée au second plan d’un emploi du temps déjà très dense, analyse la professionnelle de santé. Mais elle peut aussi être le symptôme d’une restriction volontaire, ce qui entre alors dans la catégorie d’un TCA. »

Certains types de danse seraient-ils plus propices que d’autres à entretenir ces facteurs de risque ? Une certaine culture académique à la française a certes poussé à l’extrême le culte d’un corps « parfait » en danse classique. Mais ces attentes ne sont pas en vigueur partout et à toutes les époques : Hélène Marquié cite ainsi des compagnies comme le Harlem Dance Theater aux États-Unis, qui met en avant des corps de femmes « minces, sans être maigres », et aux muscles plus visibles.

Pour elle, le problème tient moins à l’esthétique qu’à la manière dont les professeurs et chorégraphes l’utilisent pour justifier des dispositifs problématiques. « Dans les années 1950, des danseuses célèbres comme Margot Fonteyn ou Claude Bessy n’avaient pas une morphologie aussi maigre », souligne-t-elle. La spécialiste pointe un paradoxe : un fantasme de la ballerine romantique hérité du xixe siècle, une créature éthérée qui n’avait pas vocation à être incarnée, tend pourtant aujourd’hui à devenir réalité.

Comprendre la forte prévalence des TCA dans le milieu de la danse nécessite aussi de considérer la question du genre. Soumises à une pression sociale bien plus importante que les hommes, les femmes sont perpétuellement confrontées à des injonctions contradictoires. « L’idéal de minceur est très vite associé à la réussite tant espérée et il les concerne spécifiquement : on cherche chez les femmes des “lignes”, des “tailles fines”, de la “fragilité”, rappelle Marion Borgne. Tout cela a bien moins cours chez les hommes, où la masse musculaire doit être développée et assumée, notamment pour assurer les portés. »

Les filles tendent aussi à être d’emblée moins considérées dans leur individualité : « Dès les premiers cours, on demande aux petites filles de faire comme les autres et ne pas se démarquer, alors qu’on aura tendance à valoriser l’originalité du garçon », pointe Hélène Marquié, qui dénonce un « continuum de maltraitance pédagogique ». « On a tendance à croire la danse, milieu très féminin, épargnée par les discriminations, quand c’est pourtant loin d’être le cas, analyse-t-elle, dénonçant un plafond de verre qui se ressent dans le choix des directeurs d’institutions, des financements de spectacles, des décisions de programmation. Et passé 30 ou 35 ans, les femmes sont très vite écartées des premiers rôles, alors que les hommes peuvent jongler longtemps avec plus de formats, jouer sur la présence plutôt que sur la technique… »

Mais la danse peut aussi être un outil de guérison. Hélène Marquié, qui a elle-même souffert d’anorexie, en a fait l’expérience, notamment grâce à une professeure de ballet. « La danse n’est pas que souffrance, souligne-t-elle. Elle permet aussi de libérer sa pleine puissance, de lâcher prise dans l’expression et la création, de refuser l’assignation à la petite chose qu’on devient à mesure qu’on maigrit. » Environnement délétère ou pratique thérapeutique : la danse n’est-elle pas l’art du grand écart ?

Copélia Mainardi est journaliste. Elle collabore avec différents médias comme Télérama, Libération, Le Monde diplomatique ou France Culture, pour des reportages, des enquêtes ou des documentaires. Après une formation universitaire en Littératures modernes, elle est passée par France Culture, l’émission « 28 minutes » d’Arte et le service culture de Marianne. Elle suit de près l’actualité culturelle, notamment littéraire et scénique.

 

Fiche pratique du CN D 
Troubles des conduites alimentaires : Les reconnaître et les prendre en charge chez les danseurs et les danseuses
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