CN D Magazine

#7 octobre 24

Documents insolites :

Cinq pièces d’archives pour dire la danse

Juliette Riandey et Laurent Sebillotte

Photogrammes et calques utilisés lors du processus de composition de An H to B de la chorégraphe Mié Coquempot (1971-2019), 1997 (fonds Mié Coquempot)


L’exposition Pièces distinguées qui ouvre ses portes au CN D propose une plongée dans ce que recèlent les quelque 250 fonds d’archives et collections particulières conservés par sa médiathèque. Parmi les nombreux documents exposés, cinq sont présentés dans ce chapitre spécial de la série « Le document insolite ». La sélection, multipliée par cinq pour l’occasion, met en lumière autant de champs d’activités où s’opère le travail de l’archiviste en danse.

Photogrammes et calques utilisés lors du processus de composition de An H to B de la chorégraphe Mié Coquempot (1971-2019), 1997 (fonds Mié Coquempot)

En premier lieu, on attend des archives de la danse qu’elles témoignent des œuvres et démarches des créateurs – chorégraphes et danseurs, mais aussi artistes associés, compositeurs, costumiers, ou encore éclairagistes. Les documents que tous ces artistes produisent rendent compte souvent finement des diverses étapes des processus artistiques.

Dans sa pièce An H to B, créée en 1997, la chorégraphe Mié Coquempot révèle sur scène une partie de son processus de composition au moyen de calques colorés qui se succèdent sur l’écran d’un téléviseur. Réalisés à partir de 21 photographies issues d’un solo de William Forsythe, ces calques permettent à la danseuse de dévoiler la construction de sa pièce au public : chaque image sert de point de départ pour développer une phrase chorégraphique de 20 secondes et finalement constituer un solo de 7 minutes et 20 secondes, précisément. Ces documents, à la fois pièces de scénographie, archives du processus et reflets de l’admiration de la danseuse pour son aîné et sa méthode d’improvisation, nous renseignent sur la structure de la pièce, découpée en autant de calques conservés dans le fonds.

Parce que les œuvres chorégraphiques ne sont, par nature, jamais fixées matériellement et que les processus de création et les modes opératoires de la danse ne se laissent qu’imparfaitement capter par la vidéo, et aussi parce que ce qui a motivé et nourri le travail n’est pas toujours explicité au moment de la diffusion des pièces, toutes ces traces et tous ces artefacts qui informent sur la genèse des pièces et la fabrique des spectacles sont essentiels pour l’archiviste.

« La danse n’est pas une chapelle » : affiche du Théâtre contemporain de la danse (TCD), janvier-avril 1998 (fonds Théâtre contemporain de la danse)

L’une des données que cherche à clarifier l’archiviste en priorité est celle du contexte de production de l’archive. Contextes historique, géographique et géopolitique, social ou sociologique, institutionnel, biographique aussi bien… : chaque fois, la pièce d’archives peut être envisagée pour elle-même dans son écosystème propre ou comme révélatrice, au-delà d’elle-même, d’un contexte plus large.

Cette affiche du Théâtre contemporain de la danse (TCD) atteste d’une époque particulière dans l’histoire de la danse en France. Le TCD, qui fut un acteur essentiel du soutien institutionnel à la création en danse et à l’émergence de la scène hip-hop dans les années 1980 et 1990, a su fédérer un nouveau public pour la danse contemporaine. Toutefois le slogan de l’affiche, qui date de 1998, nous suggère qu’il a dû également se défendre de représenter un entre-soi.

En danse, comme dans beaucoup de domaines, la réflexion, la recherche, la mémoire s’ouvrent sur des époques et des situations de pouvoir, des pratiques de circulation et d’échanges, des politiques publiques et un maillage institutionnel, des milieux et des sociétés. Les différents fonds conservés au CN D permettent des incursions dans de multiples temps, lieux et cadres, et d’arpenter des terrains d’action finalement très divers.

Carnet de notes d’Olga Stens (1918-1986) concernant des cours de Mary Wigman (1886-1973), autour de 1951 (fonds Olga Stens)

Au-delà des démarches et contextes de la fabrique ou de la circulation des œuvres chorégraphiques, la danse – art du corps et art du mouvement – doit bien sûr aussi être envisagée pour elle-même : ce qui la constitue, ce qui la rend possible, ce qui est le propre du corps dansant. Nombre de pièces d’archives – parfois même des fonds entiers – rendent possible cette attention : archives d’écoles et de lieux de formation, archives de pédagogues, de notateurs ou de théoriciens, mais d’abord de danseurs et de transmetteurs !

Ainsi, la danseuse et pédagogue française d’origine ukrainienne Olga Stens, qui se spécialisera dans la danse de caractère, suit en 1951 les cours de Mary Wigman et note par le dessin et la description textuelle la technique singulière de cette dernière. Témoignage de seconde main sur la technique de la célèbre chorégraphe moderne, ces notes rendent d’abord compte du regard d’Olga Stens sur cette pratique et de ce qu’elle en retient. Elle note notamment qu’à l’opposé de la technique classique, les mouvements proposés sont « totalement angulaires » et souligne que « tout est en dedans ».

En approchant les gestes et les techniques, c’est la transmission d’un savoir-faire que tendent à révéler ces archives.

Dossier de diffusion du Ballet de Nice dirigé par Françoise Adret (1920-2018) et François Guillot de Rode (1913-1999), autour de 1963 (fonds François Guillot de Rode)

Les archives sont définies comme l’ensemble des documents produits ou reçus par une personne physique ou morale dans l’exercice de son activité et, de fait, les archives de la danse révèlent une variété d’acteurs – artistes, administrateurs et collaborateurs de toutes sortes, témoins et professionnels associés – et de métiers dans le domaine de la création, de la pédagogie ou de la transmission.

Le dossier de diffusion du Ballet de Nice présenté ici détaille les conditions de vente d’un programme en 1963. François Guillot de Rode a accompagné durant de longues années son épouse, Françoise Adret, danseuse, chorégraphe et directrice de compagnies, en prenant en charge la part administrative nécessaire à la direction d’un corps de ballet.

Ce type de document renseigne à la fois sur la nécessité de cette fonction dans une compagnie mais aussi sur les conditions de travail requises à l’époque pour les danseurs du corps de ballet et les étoiles. On apprend par exemple que la compagnie ne se déplace pas pour une date unique puisque les représentations sont vendues à la semaine, et qu’il faut privilégier le train en 1re classe ou l’avion pour le transport. Sauf pour les étoiles qui, elles, ne prennent que l’avion !

Portraits dédicacés par des élèves-danseuses de Mathilde Kschessinska (1872-1971), entre 1930 et 1940, tirages originaux (fonds Mathilde Kschessinska)

La danse en tant que pratique ou œuvre chorégraphique, telle qu’elle résulte des processus et des métiers qui l’activent, peut être regardée de multiples façons. Les collections du CN D sont riches d’archives de regardeurs et de balletomanes. Mais on peut convoquer également les archives des artistes eux-mêmes, quand ceux-ci se laissent voir ou suscitent mises en scène, reportages, textes ou captations.

Avec cette série de photographies dédicacées d’élèves de Mathilde Kschessinska, il ne s’agit pas de célébrer la danseuse mais d’honorer en creux la chère professeure en lui offrant ces témoignages de gratitude et d’attachement. C’est au fond à un double regard que nous convie cet ensemble : on peut certes observer la manière de représenter la ballerine dans les années 1930 ou 1940 – avec ces poses caractéristiques prises en studio – mais est aussi révélée la considération pour la professeure dans cette période de l’entre-deux-guerres.

C’est la variété des discours et images produites qui frappe lorsqu’on s’intéresse aux archives de la danse. Elles rappellent que les créations et les gestes dansés, pour être pleinement manifestés et susciter une archive, supposent une réception. Laquelle peut à son tour engendrer un témoignage, une histoire ou une autre œuvre. Les archives de l’art chorégraphique ouvrent ainsi sur d’autres continents : il s’agit moins de nourrir une compréhension de réalités tangibles que de se laisser gagner par d’autres imaginaires et démarches sensibles.

Au CN D, Laurent Sebillotte est directeur du Patrimoine, de l’Audiovisuel et des Éditions. Juliette Riandey est responsable du pôle Collections et valorisation.

Pièces distinguées
Exposition
du 14 octobre 2024 au 4 avril 2025 au CN D, Pantin
(en version réduite du 14 octobre au 8 novembre)