CN D Magazine

#7 octobre 24

Philosophe de danse : pensée prospère, réalité précaire

Callysta Croizer


En janvier dernier, la parution d’un livre d’Alexandre Lacroix a suscité une levée de boucliers dans le petit milieu de la recherche en danse. Pour cause, le journaliste se place comme le pionnier de la philosophie de la danse, effaçant du même coup le travail de celles et ceux qui en font leur champ d’étude. À la lumière de cette polémique, CN D magazine a rencontré trois philosophes de danse pour décrypter les paradoxes structurels de leur discipline de niche mais bien vivante, au croisement des mondes universitaire et artistique.

Il aura suffi d’une publication pour qu’Alexandre Lacroix s’attire les foudres des chercheuses et chercheurs en danse. Après la sortie de son livre La Danse. Philosophie du corps en mouvement (Allary, 2024) en janvier dernier, un petit groupe de spécialistes a dénoncé dans une tribune relayée par Libération l’« invisibilisation » de leurs travaux, absents de la bibliographie de l’ouvrage ; puis une enquête dans le même quotidien est revenue en détail sur les similarités troublantes entre le texte du directeur de Philosophie magazine et les ouvrages de certains universitaires, dont Danser. Une philosophie (Carnets nord, 2018) de Julia Beauquel.

Pour justifier le caractère novateur de sa démarche, Alexandre Lacroix pointait un certain désintérêt des philosophes pour la danse et l’« impensé » du geste dansé. « S’il y a certes peu de philosophes de la danse, il n’y a pas “peu” de réflexions philosophiques sur la danse » s’insurge Aude Thuries. La docteure en Arts et autrice d’une thèse nourrie par les travaux de Suzanne K. Langer explique qu’après Platon et Aristote, la pensée de la danse est « souvent cachée dans des ouvrages protéiformes », et que, au tournant du XXe siècle, la danse traverse les aphorismes de Friedrich Nietzsche tandis qu’Erwin Straus lui consacre un article entier. De quoi remettre la perspective historique au centre de cette polémique qui, en braquant la lumière sur le champ de la recherche en danse, interroge aussi les conditions actuelles d’exercice de cette discipline de niche.

En France, les études en danse décollent grâce à un philosophe, Michel Bernard, qui fonde le département Danse de l’université Paris 8 en 1989. Comme le souligne Aude Thuries, ce centre de recherche a la particularité d’être pensé autour d’un objet « stimulant pour un regard philosophique post-1968 », sur le modèle des dance studies anglosaxonnes développées dès les années 1960. Une approche transversale qui fait figure de chapelle isolée dans un système universitaire français où les différentes sciences sociales sont cloisonnées. Aujourd’hui la situation s’est inversée : la danse est enseignée dans plusieurs universités (Lille, Lumière Lyon 2, Côte d’Azur, entre autres) au sein de cursus en arts du spectacle où dominent l’histoire, l’anthropologie et la sociologie. La philosophie, elle, est abordée seulement entre les lignes.

Conséquence de cette fragmentation, l’étude de la danse par la voie philosophique requiert de solides connaissances transversales. Or comme le souligne Lola Maridet-Coulon, doctorante à l’université de Strasbourg, l’acquisition de ces fondamentaux, le plus souvent réalisée hors du cadre scolaire, passe par un « investissement long et éventuellement coûteux ». Aude Thuries, qui a réalisé deux masters – l’un en études théâtrales, l’autre en philosophie des sciences – avant de se lancer dans une thèse, note qu’une part du travail s’effectue « en autodidacte ». Pour sa thèse en philosophie analytique, Julia Beauquel conjugue quant à elle des lectures variées « sur les émotions ou sur l’action », conseillées par son directeur Roger Pouivet, lui-même nourri d’une « expérience de la danse » grâce à un « mentor » – le danseur Sidi Graoui. Pendant ses années de doctorat, elle n’hésite pas à multiplier les formations dans le domaine, avec un séjour dans une université américaine et une participation à un colloque dont elle codirige la publication des actes.

« Il est vrai que nous travaillons dans un champ souvent méconnu et invisibilisé, que les libraires ne savent pas nécessairement dans quel rayon nous ranger » extrait de la tribune des philosophes de danse dans Libération

Après la thèse, faire carrière dans la recherche est un autre chemin de croix qui dépend de choix financiers, stratégiques et politiques complexes. Qu’ils ou elles postulent dans les départements de philosophie ou d’arts, les philosophes de la danse obtiennent rarement un poste de maître ou maîtresse de conférences – contrat pérenne et graal des universitaires –, ce qui favorise les rivalités. Mais la précarité professionnelle tient beaucoup à la proportion majoritaire des chercheuses dans cette discipline et à la déconsidération symptomatique de la danse en tant qu’art souvent associé au « féminin ». Le succès du livre d’Alexandre Lacroix, qui reprend la dualité homme-penseur/femme-muse, en est d’autant plus « rageant pour les penseuses qui essaient de sortir du regard patriarcal et exotisant », déplore Aude Thuries.

Beaucoup prennent ainsi leurs distances avec le monde de la recherche. Face à un manque de reconnaissance « épuisant », Julia Beauquel a préféré enseigner « dans une école de design avec des étudiants post-bac, même si ce n’était pas très bien payé », tandis qu’Aude Thuries est devenue scénariste dans le cinéma documentaire. Si leurs activités se sont élargies, elles maintiennent un contact avec leur objet de recherche initial via des projets d’écriture et des interventions dans des colloques ou dans le secteur du luxe. Mais cette dispersion complique la mise en relation des chercheuses et chercheurs qui, comme le souligne Lola Maridet-Coulon, dépend souvent du « hasard des rencontres, faute d’institutions qui [les] mettent en contact ».

À cet égard, Julia Beauquel rappelle que la polémique « Alexandre Lacroix » aura eu au moins un effet positif : encourager les philosophes de la danse à se rassembler pour défendre leur travail. Initiée par Christine Leroy et Elsa Ballanfat, la mise en lien des chercheuses lésées a ainsi donné lieu à la création d’une page Wikipédia dédiée à la philosophie de la danse et relancé des projets de publication. Au-delà des enjeux de vulgarisation de leurs travaux, Lola Maridet-Coulon insiste sur l’importance de solliciter la parole réflexive des artistes, souvent « avides et heureux » de partager l’« intelligence de leur pratique » et leur « savoir empirique ». Preuve, s’il en fallait encore une, que la danse est loin d’être impensée.

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris (ENS-PSL), Callysta Croizer est doctorante en histoire à l’Université Paris 8. Ses recherches, menées au sein de l’IFG Lab, portent sur la construction du ballet au Brésil dans la seconde moitié du XXe siècle. Depuis 2023, elle écrit des critiques de théâtre et de danse pour Les Échos, Mouvement et Springback Magazine, un média anglophone spécialisé dans la danse contemporaine et initié par Aerowaves.

Danser. Une philosophie
Julia Beauquel
Carnets nord
Parution : 2018

L’apparition de la danse
Aude Thuries
L’Harmattan
Parution : 2016

Méthodes en mouvement, pour une histoire décentrée de la danse
Volume 1
Marie-Hélène Delavaux-Roux, Florence Poudru et Aude Thuries (dir.)
L’Harmattan
Parution : avril 2024

Motion et émotion chez Rudolf Laban
Lola Maridet-Coulon
Mémoire de Master 2, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - UFR Philosophie
HAL dumas
Parution : 2022