CN D Magazine

#6 juin 24

Quatre ans après, la danse britannique a tourné la page du Brexit

Katie Kheriji-Watts

From England with Love de Hofesh Shechter au Théâtre de la Ville dans le cadre du programme Royaume-Uni/France Spotlight sur la Culture 2024 © Todd MacDonald


Sur la scène du Théâtre de la Ville à Paris lors des derniers Chantiers d’Europe, au Festival de Marseille ou à celui de Montpellier Danse, l’art chorégraphique du Royaume-Uni est mis à l’honneur cette année. La venue de ces équipes artistiques sur l’Hexagone s’inscrit dans un programme culturel piloté par le British Council en France qui entend donner un nouveau souffle à la relation franco-britannique, quatre ans après le Brexit. Mais si cet événement a eu des conséquences bien réelles sur le travail des compagnies britanniques, le Brexit est aussi l’arbre qui cache la forêt des obstacles à la mobilité artistique internationale.

« Le futur des arts du spectacle est pluriel » prédit le chorégraphe anglais renommé Wayne McGregor en annonçant sa nouvelle création Deepstaria, performée sur scène et dans le métavers. « Un nouveau paysage glissant émerge maintenant… et une nouvelle frontière est en vue » poursuit-il. Bien qu’il parle de la révolution technologique profonde de ces dernières années, ses mots pourraient aussi bien évoquer une nouvelle ère des relations entre le Royaume-Uni et ses voisins européens – la raison d’être de l’actuel “Royaume-Uni/France Spotlight sur la Culture” dans lequel s’inscrit la première mondiale de McGregor. Au sein d’un programme culturel pluridisciplinaire déployé à travers la France entre mars et novembre cette année, la danse britannique est mise à l’honneur avec des propositions de quelques grands noms de la scène londonienne mais aussi une diversité d’artistes émergents tels que Colette Sadler, Kesha Raithatha et Kwame Asafo-Adjei.

Ce temps fort est « une réponse au Brexit, au Covid, et à notre situation actuelle » explique Sarah Bagshaw, directrice de projets et de partenariats artistiques au British Council France, organisateur de l’événement. Des sondages ont montré qu’une immense majorité des professionnels des secteurs culturels et créatifs étaient contre le Brexit – le retrait du Royaume-Uni de l’Union Européenne le 31 janvier 2020 à la suite du référendum de 2016 –, dont les conséquences en matière de circulation internationale touchent davantage ceux qui sont moins structurés. « L’impact sur un artiste ou une compagnie de danse indépendante est beaucoup plus important » rappelle Bia Oliveira, responsable de production et diffusion au Théâtre Sadler’s Wells à Londres. « Ils doivent faire face à plus de bureaucratie, sans nécessairement avoir plus de soutien administratif depuis que les règles ont changé. »

En effet, les artistes britanniques sont, dans l’ensemble, désormais dans une situation que beaucoup de leurs pairs dans d’autres pays connaissent depuis bien longtemps : une nécessité d’accéder à un marché international pour survivre financièrement malgré des barrières logistiques et administratives conséquentes. Un rapport de juin 2022 de Perform Europe (un rassemblement de plusieurs réseaux culturels importants tels l’European Dance Development Network et l’IETM, le réseau international pour les arts du spectacle contemporain) a étudié l’état actuel de la diffusion transfrontalière des arts du spectacle dans 41 pays, dont le Royaume-Uni, et détaille les raisons de cette nécessité de tourner à l’étranger.

Naia Bautista et Salomé Pressac dans Deepstaria de Wayne McGregor © Ravi Deepres

« Cela concerne en particulier les artistes basés dans des pays où le marché intérieur est plus petit pour le type spécifique de travail artistique ou de discipline qu’ils pratiquent, énonce le rapport. Par exemple, pour une compagnie de danse contemporaine du Portugal, de Belgique ou de Slovénie, il sera très difficile de développer une carrière durable sans s’engager dans des tournées transfrontalières, en raison des opportunités limitées de présentation nationale. » Une situation qui touche également les artistes britanniques selon Farooq Chaudhry, producteur exécutif de la compagnie Akram Khan, basée à Londres. « Demandez à n’importe quelle compagnie britannique : tourner au Royaume-Uni est une perte financière absolument tragique, dit-il au journal The Guardian en 2021. Si nous tournions seulement chez nous, nous manquerions d’argent. »

Cependant, les artistes britanniques du spectacle vivant sont beaucoup mieux dotés en termes de soutien public économique que leurs pairs issus de pays tels que la Serbie, l’Arménie ou l’Islande. Le rapport de Perform Europe place le Royaume-Uni dans une catégorie d’États ayant un « soutien fort » à la diffusion internationale, des politiques et des infrastructures culturelles nationales solides, une catégorie dans laquelle on trouve d’autres pays riches européens, comme la France, l’Allemagne ou la Suède. Le rapport précise également que « les professionnels de la danse, du cirque, et des arts de la rue ont un rayonnement un peu plus international que leurs homologues du théâtre » – probablement parce que, selon Oliveira « la danse a l’avantage, dans la plupart des cas, de ne pas avoir la barrière de la langue. »

From England with Love de Hofesh Shechter au Théâtre de la Ville dans le cadre du programme Royaume-Uni/France Spotlight sur la Culture 2024 © Todd MacDonald

Quant aux démarches en matière de séjour temporaire, « les artistes du monde entier sont souvent confrontés à des problèmes de visa et de diffusion de leurs œuvres à l’étranger. Depuis le Brexit, nous nous trouvons dans une situation similaire en ce qui concerne les tournées dans l’UE, explique Oliveira. Bien qu’il soit bien plus compliqué pour les artistes britanniques d’y travailler aujourd’hui, nous sommes toujours plus privilégiés que beaucoup d’autres. » En effet, pour les artistes africains en particulier, « il est difficile de se rendre en Europe et d’y transiter » peut-on lire dans un article de janvier 2023 du Guardian à ce sujet. Avec des taux de refus allant jusqu’à plus de 50 % pour certains pays de ce continent, demander un visa demeure une procédure décrite par certains artistes comme une lutte humiliante et ritualisée.

Les dégâts du Brexit sur la scène artistique au Royaume-Uni ne seraient-ils donc pas à nuancer vis-à-vis des difficultés – souvent plus importantes – rencontrées par des artistes de beaucoup d’autres pays ne faisant pas partie de l’Union européenne ? « Aussi pénibles que soient la fin de la libre circulation et toutes ces nouvelles règles, nous avons accepté la situation dans laquelle nous nous trouvons, dit Oliveira. Je reçois encore beaucoup de condoléances de la part de mes collègues européens à propos du Brexit mais, de mon point de vue, nous sommes passés à autre chose. » En France, le coup de projecteur actuel sur les artistes britanniques se chargera peut-être d’accompagner cette prise de conscience et la volonté d’aller de l’avant.

Katie Kheriji-Watts est une travailleuse de l’art et journaliste culturelle basée à Paris. Originaire de la Californie, elle travaille à l’international depuis quinze ans dans les arts visuels, le spectacle vivant, les médias, le design et l’éducation. Elle est la créatrice et présentatrice de Points of Entry, un podcast qui cherche à réimaginer les organisations culturelles dans un monde qui change rapidement.

Royaume-Uni/France : Spotlight sur la Culture 2024
En savoir +

Deepstaria
Chorégraphie : Wayne McGregor
les 22 et 23 juin au festival Montpellier Danse à l’Opéra Berlioz / Le Corum

After Kinte
Performance : Tako Taal
jusqu’au 22 juin au CAPC de Bordeaux

The Violet Hour et ARK 1
Chorégraphie : Colette Sadler
du 24 au 28 juin au festival de Marseille à SCENE44 . n + n Corsino

Theater of dreams
Chorégraphie : Hofesh Shechter
du 27 juin au 17 juillet au Théâtre de la Ville, Paris

From England with Love
Chorégraphie : Hofesh Shechter
du 4 au 13 juillet au Théâtre de la Ville, Paris
du 6 au 18 janvier au Théâtre de la Ville, Paris