CN D Magazine

#0 juin 22

« Un rapport plus rugueux »

Vingt danseurs pour le XXe siècle, dix ans après

Claudine Colozzi


Dix ans après sa création aux Champs Libres à Rennes, Vingt danseurs pour le XXe siècle de Boris Charmatz continue de tourner, avec la même ambition : expérimenter toute la diversité du répertoire des XXe et XXIe siècles à travers les corps de vingt danseurs. En déplaçant des extraits d’œuvres ayant marqué leur époque sur d’autres terrains que les lieux « habituels » de spectacle, cette exposition nomade interroge au passage la mémoire vivante de l’art chorégraphique. Si Marlène Saldana, comédienne et performeuse au parcours éclectique, appartient au noyau dur des interprètes depuis 2015, Allister Madin, ancien sujet de l’Opéra de Paris passé depuis par le Royal New Zealand Ballet et le Béjart Ballet Lausanne, a rejoint cet ensemble en mai, pour deux dates au Centre Pompidou-Metz.


Allister Madin (dans L'Après-midi d'un faune de Vaslav Nijinski) et Marlène Saldana (dans Heidi’s Four Basket Dances de Mike Kelley) au Centre Pompidou-Metz

Marc Domage


Allister, dans quelles circonstances avez-vous intégré les Vingt danseurs ?
Allister Madin :
J’ai été approché par l’équipe de Boris Charmatz début mars sur les conseils de Benjamin Pech qui n’était pas disponible pour ce projet, auquel il participe depuis quelques années. Nous avons défini ensemble un répertoire néoclassique couvrant les Ballets russes, Balanchine et Béjart, dans lequel je me sens à ma place esthétiquement.

Vous, Marlène, peut-on dire que vous faites partie du noyau dur qui, au fil des années, s’est largement étoffé ?
Marlène Saldana : J’ai rejoint le projet en 2015 pour une présentation à la Tate Modern, à Londres. Alors que nous étions en train de travailler sur la pièce Manger, Boris m’a demandé si je voulais participer aux Vingt danseurs. Je compte peut-être parmi celles et ceux qui le font depuis le plus longtemps, comme Fabrice Mazliah.

Comment vivez-vous cette proximité avec le public ?
A.M. : Voir les réactions des gens de très près est très touchant. Sur scène on ne se rend pas vraiment compte, sauf au moment des applaudissements. Les retours sont chaleureux.
M.S. : C’est un rapport plus rugueux. Les spectateurs sont libres de faire ce qu’ils veulent. Déambuler, s’arrêter, commenter. Chacun peut y trouver son compte ou au contraire être décontenancé. En tout cas, il n’y a jamais eu de manifestation négative, même si la nudité dans mes performances provoque toujours certaines réactions.

Que proposez-vous ?
M.S. : Des extraits de pièces du répertoire côtoient des performances remises en action. Les Américains appellent cela le reenactment. Je propose une performance de Vito Acconci, plus proche du body art, Heidi’s Four Basket Dances de Mike Kelley et La Fille du collectionneur de Théo Mercier.
A.M. : Plusieurs choses, mais notamment une Mort du cygne sur pointes. En 2022, il me semblait intéressant de questionner le genre en montrant un homme portant un chausson généralement porté par les femmes. Ce ballet de 1905, conçu par Michel Fokine pour Anna Pavlova, a été repris par de très nombreux danseurs. Marie-Solenne Boulet qui l’a dansé quand Vingt danseurs a été présenté à l’Opéra de Paris m’a conseillé de le faire sur pointes et torse nu. Nous avons beaucoup travaillé tous les deux sur le haut du corps et la fluidité des bras. Au final, c’est un mélange entre la version de Ouliana Lopatkina et celle de Ghislaine Thesmar, empreinte de beaucoup de spiritualité.

En quoi cette aventure peut-elle être passionnante pour un interprète ?
A.M. : L’équipe est formidable. Je ne m’attendais pas à ça. Tous ces artistes sont d’une ouverture d’esprit très rare. Chacun est très curieux de se découvrir, de se rencontrer. Boris traite tous ses interprètes avec beaucoup de respect et d’amour. À Metz, j’ai beaucoup échangé avec Julie Shanahan, qui a dansé chez Pina Bausch. Son approche de la danse, sa maturité m’ont beaucoup nourri.
M.S. : Les moments où l’on passe du temps ensemble sont rares en tant qu’artistes. J’adore regarder les autres. Nous échangeons sur nos pratiques. J’ai hâte de les retrouver, après toutes ces années. J’ai beaucoup appris au contact des autres. Avoir pu rencontrer Germaine Acogny ou Ko Murobushi reste une expérience incroyable.

Dix ans après, comment expliquez-vous que cette traversée de plus d’un siècle de danse soit toujours aussi vivace ?
A.M. : Sans doute parce que c’est aussi génial à danser qu’à voir et à découvrir ! Ma plus grande frustration en tant que dernier arrivé a été de ne pas pouvoir découvrir tout ce que proposaient les autres.
M.S. : Le projet se renouvelle selon les lieux. Au début, je me posais beaucoup de questions car je ne suis pas danseuse mais comédienne. Je propose d’ailleurs davantage des performances que de la danse pure. Mais je ne m’en pose plus. Je vis le moment.


Photos © Marc Domage